Jay H. Les faits papillons Chapitre 5

Chapitre 5

20h32. Après l’orage, la tempête.


La tempête est déjà passée chez les Marnier, mais Nicolas l’ignore encore. Céline, elle, l’a subi de plein fouet, ce qui lui a valu de poncer trois clopes d’affilée. Elle essayait d’arrêter, c’est foutu. Elle a envie de lui en parler dès qu’il franchit le seuil, trempé de la tête aux pieds, sauf qu’elle hésite. La communication s’éteint progressivement depuis quelques mois (peut-être quelques années, elle ne sait plus bien). Une chose aussi grave concernant la sécurité de leurs filles, plus globalement la quiétude de leur famille, devrait être traitée en urgence, mais Céline Marnier n’a pas la même manière de raisonner que le commun des mortels. Elle affronte les problèmes différemment. Sa perception de la réalité est très limitée, comme si elle balayait machinalement tout élément perturbateur. Dès qu’une angoisse se manifeste, son cerveau se met en veille et elle ne parvient plus à articuler ses pensées. Le blocage ne vient pas uniquement d’elle … Le décès de son frère trois ans en arrière a beaucoup joué, et Nicolas y est aussi pour quelque chose dans cette dégringolade psychologique, ça elle en est convaincue.


— Papaaaaa !


Voilà, ça enlève le mal de crâne, du moins pendant un temps. C’est d’abord Charlotte, la cadette, qui court se jeter dans les bras de son père. Anaïs, elle, toujours dans la retenue, s’immobilise au bas de l’escalier, en silence.


— T’es tout mouillé papou ! dit-elle alors que Nicolas la maintient fermement dans ses bras.

— Oui ma chérie, il pleut beaucoup dehors, regarde …


Nicolas colle sa tête contre la chevelure en or de sa fille et l’agite dans tous les sens, il aime bien ça, la taquiner gentiment.


— Arrête papa ! crie-t-elle de joie.


Un gros baiser sur le front et il la dépose délicatement au sol, s’essuie les pieds sur le paillasson, "quelle horreur ce truc", et se dirige vers l’ainée.


— Et toi chère fille, tu n’embrasses pas ton père ? demande-t-il en se penchant.


Anaïs avance de quelques pas nonchalants (elle tire bien de sa mère), puis force une bise sans son sur la joue de Nicolas, sans même poser un bras sur lui. "Trop d’amour par ici !". Les deux sœurs, c’est vraiment le jour et la nuit se dit-il, la blonde et la brune, la sociable et la solitaire. Le papillon jaune et l'insecte non identifié. En somme, la joie de vivre et le portrait craché d’une mère aux tendances dépressives.


Nicolas se redresse et fixe sa femme d’un air qui se veut être approximativement interrogatif. Du genre : "Et toi ça va ? T’es en vie ?". Elle est totalement immobile et elle n’a pas esquissé un sourire depuis qu’il est arrivé. Même pas un semblant de début d’émotion à lire sur ce visage pâlot.


— La journée, ça a été ? questionne-t-il pour la formalité.


Céline acquiesce avec un hochement de tête très lent. Elle hésite encore, elle aimerait lui parler de sa journée médiocre, qui a terminé en apothéose avec une course au rat et un intrus dans le grenier, mais entendra-t-il son message de désespoir ? Rien n’est moins sûr avec lui. De toute façon il n’a d’yeux que pour Charlotte et son foutu travail. Le reste, ça fait seulement partie intégrante du décor auquel il doit s’adapter.


Nicolas, lui, comprend le message. Avec les années, il a appris à traduire le langage non verbal de sa femme (même si parfois il ne décode rien). Seulement, il n’a pas envie de l’écouter se plaindre une énième fois sur le fait qu’il n’est pas assez présent à la maison, qu’il ne l’aide pas pour les tâches ménagères, et tout le blabla habituel. Ouais, l’écouter se lamenter, il passe son tour, il a assez donné.


— Je suis épuisé moi ! Je vais retirer ces vêtements qui me collent à la peau et je vais me prendre une bonne douche, dit-il sur un ton détendu.

— Papou, papou, dis, tu joues avec nous à cache-cache après ? lui demande la petite princesse.

— Demain ma fille … là, papa est au bout du rouleau.

— T’es souvent "au bout du rouleau" quand même.


Monsieur Marnier n’est pas le genre d’homme qui garde facilement son calme. Une invective de sa fille, celle avec les yeux globuleux, suffit à noircir son regard.


— Tu parles à qui comme ça toi ?


Madame Marnier, elle, préfère partir s’isoler dans la cuisine. Ça l’amuse de penser qu’elle se morfond de l’absence quotidienne de son mari et qu’en même temps, elle redoute son arrivée chaque soir. Tellement contradictoire ! Qu’est-ce qui cloche chez elle bon sang ?


Charlotte, quant à elle, écarquille les yeux et balance doucement sa tête de droite à gauche, elle ne veut surtout pas que sa grande sœur réponde quoi que ce soit. Le mal est déjà fait, mais il peut être atténué. Anaïs s’en remet à l’avertissement de sa sœur cadette (Bichette comme elle l’aime l’appeler). Sans elle, son existence ne serait qu’un gouffre irrespirable, elle est la seule qu’elle écoute, la seule avec qui elle rit, la seule qui illumine son âme triste. Bichette transpire l’innocence là où ses parents dégagent des ondes néfastes. Pas qu’eux d’ailleurs, le monde extérieur en général. Les grands yeux ronds d’Anaïs roulent comme des billes pour venir fixer un point, le poste de télévision, histoire de ne pas croiser malencontreusement le regard de son père.


— Je t’ai posé une question p’tite merdeuse !

— Je te demande pardon … papa.


Le dernier mot lui écorche la bouche, comme si elle s’était persuadée qu’elle ne le considérait plus ainsi.


— Mouais, j’préfère ! Allez, dégage maintenant, j’veux plus te voir !


Anaïs fond en larmes et se précipite dans l’escalier en bois, puis elle disparait derrière la balustrade. En bas, tout le monde entend la porte de la chambre claquer.


Charlotte interroge son père du regard en prenant une posture d’enfant triste, elle sait pertinemment comment l’amadouer. Le Nicolas, lui, craque presque à chaque fois. Bien qu’il lui soit arrivé de flanquer des roustes à sa princesse, il se laisse la plupart du temps envoûter par les deux émeraudes resplendissantes qui font office de mirettes. Et ça lui convient assez, à vrai dire.


— Oui, vas-y, va la voir …

— Merci papou chéri, dit-elle de sa douce voix.


Voilà que Nicolas Marnier affiche un sourire jusqu’aux oreilles en regardant sa fille monter les marches dans sa jolie robe fleurie. L’espace d’un instant, il s’évade, oubliant presque où il est …


Dans cette maison aux murs jaunis par le temps, qu’il est obligé de partager avec une femme qu’il n’aime plus.

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78

78 commentaires

LénaD

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Il y a 2 ans

Bon, pour le moment, le papa ne m’inspire pas beaucoup de sympathie. Mais, ce n’est que le début, alors je me dis que d’autres éléments vont peut être se rajouter à l’équation !

Jay H.

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Il y a 2 ans

Je suis pas certain ... Mais on verra par la suite, si tu tiens jusqu'à la fin du livre XD

Koryn Bay

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Il y a 2 ans

Pas si sympathique que ça le père Marnier

Jay H.

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Il y a 2 ans

C'est rien de le dire ... ou pas d'ailleurs ! haha ^^

Kalehu

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Il y a 2 ans

Tu nous décrit un portrait du père qui ne donne vraiment pas envie de croiser sa route :(

Jay H.

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Il y a 2 ans

C'est effectivement un personnage assez colérique ...

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

Nicolas m'avait l'air sympathique au début mais son attitude devant Anaïs me donne envie de l'insulter de tous les noms. La maltraitance me paraitrait plus supportable si elle est partagée mais là il y a clairement un favoritisme envers la cadette. Heureusement que Charlotte garde bon cœur et va réconforter Anaïs.

Jay H.

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Il y a 2 ans

Et je comprends ton ressentiment à 100%... mais ne jugeons pas trop vite sur les apparences ...

Véronique Rivat

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Il y a 2 ans

Drôle de famille qui part à l'abandon comme la maison dans laquelle elle vit ! jolie allégorie !

Jay H.

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Il y a 2 ans

Merci Véronique !! Et oui, tu as très bien résumé !
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