Jay H. Les faits papillons Chapitre 1

Chapitre 1

1998 – Artenay

Du sang, beaucoup de sang !


Ce flot ininterrompu d’hémoglobine est sans doute annonciateur d’un mauvais présage. C’est ce que se dit André sur le moment. Est-ce qu’il pense à la mort ? Sans doute un peu trop, depuis bien trop longtemps. Est-ce qu’il a raison d’y penser ? Probablement. Lorsqu’on a un âge avancé comme le sien, on cogite forcément. Encore une fois … peut-être un peu trop. Tout est "trop" avec lui. Depuis toujours.


Pour l’heure, il aimerait bien cesser de geindre comme une vieille poule qu’on égorge. Mais il en est incapable. Non pas parce qu’il se vide de son propre sang. Mais plutôt parce qu’il répète les mêmes conneries, encore et encore. Et encore. Pourquoi ? Si seulement il le savait.


Ça fait trente-deux ans qu’il lit le journal et qu’il s’efforce de rester concentré sur l’actualité "classique". Cependant, son éternel attrait pour les histoires macabres l’entraîne malgré lui à tourner plus rapidement les pages. Et à chaque fois qu’il dérive sur les faits divers ou sur la rubrique nécrologique, ça ne manque pas, il se coupe avec le papier. Bêtement certes, mais le résultat est là, une coupure nette et franche. Aujourd’hui, il lui semble que ça coule plus que d’habitude. Peut-être est-ce dû à la grisaille dehors, ce qui entraine son esprit à l’amplification du réel. Ou peut-être est-ce simplement dû au fait que sa femme vient de rentrer à la maison. Oui, parce que André est un homme à l’ancienne. Se plaindre pour une légère entaille, ça ne devrait pas exister. Encore moins devant sa femme. Pour une amputation de la main sans anesthésie on pourrait commencer à pousser un soupir, mais pour un saignement aussi ridicule, pas question !


— T’es là ? hurle-t-elle depuis le pas de la porte.


Lui ne répond pas. On se dépêche d’arrêter le robinet et on retourne s’assoir avec le journal entre les mains, comme si on était toujours en train de boire son café.


— Dans la cuisine ! hurle-t-il à son tour.


Entendant les pas rapides de Madame Fenouillard dans le couloir, André se reconcentre sur l’essentiel. La lecture de son hebdo préféré auquel il est abonné depuis maintenant dix ans, Le Figaro. Certains (comme Monsieur Delorne, son voisin) y verraient un penchant politique affirmé à droite. André lui, s’en cogne le coquillard. Il exècre la politique, et ceux qui portent le message encore plus.


— T’as pas bougé ton cul depuis tout à l’heure, à c’que je vois, dit-elle sur ce ton si caractéristique.


Ce ton accusateur qui se veut être une remarque tout à fait banale. Il faut dire qu’elle est rodée avec son mari depuis tout ce temps. Quarante et quelques années de vie commune (elle a cessé de compter), ça correspond à une connaissance parfaite des moindres pensées de l’autre. Même les pensées les plus intimes, selon elle. Donc s’il ne peut pas camoufler ce qu’il se passe dans son cerveau, que dire de ses petites habitudes !


— T’es une fine observatrice dis-moi ! répond-il en maintenant fermement le journal entre ses mains d’ours.

— Oh je t’en f’rai voir moi des observatrices ! gémit-elle tout en déposant les sachets de légumes sur le plan de travail de la cuisine.

— Je n’demande que ça ma grande … vas-y présente-moi d’autres femmes pour voir. Au moins j’aurai plus à t’supporter !

— Fais attention André, tu commences à m’plaire !


André jette un coup d’œil furtif sur sa femme. Son for intérieur lui susurre qu’il est chanceux d’avoir une femme aussi bien portante à cet âge-là. Mais par excès de pudeur, il ne lui dira jamais. "Je suis certain qu’elle croit savoir tout ce que je pense".


Il reprend ensuite là où il s’était arrêté :

En 1996, Romuald Charpentier n’avait que 10 ans lorsqu’il a disparu dans des circonstances mystérieuses … Les faits se sont déroulés à Sainte-Foy-Saint-Suplice, une petite commune de 533 habitants. Alors qu’il se promenait avec le chien de ses parents au bord de l’étang de Totte, non loin de la Chapelle Saint Suplice, le fils unique de Marie-Hélène et Patrick Charpentier avait disparu "D’abord on resitue les faits dans l’espace et dans le temps. Et bien entendu on amplifie la chose, histoire de choquer d’entrée d’jeu".


Un témoin affirmait l’avoir vu aux abords de l’étang lancer des bouts de bois à Brooklyn, le chien de la famille. Ce serait la dernière fois qu’il aurait été aperçu avant sa disparition. Personne ne savait alors où était passé le jeune garçon ... "Ensuite, on parle d’un ou plusieurs témoins. C’est quand même fou que ces gens se retrouvent toujours au bon endroit, au bon moment, si je peux oser penser ça !".


Si depuis plus de deux ans l’enquête était au point mort, elle vient de prendre un tournant radical. "Ben voyons ! Bientôt ces journaleux du dimanche écrivent des polars !".


Le corps du petit Romuald a été repêché à l’endroit exact où il a été vu pour la dernière fois, l’étang de Totte. "Moi j’dis toujours qu’il ne faut pas chercher bien loin !".


L’autopsie a révélé que le jeune garçon avait ingurgité de la mort aux rats, avant de s’écrouler et de poursuivre sa chute dans l’étang. "Et donc ? Nous on veut savoir qui lui a filé la mort aux rats !".


Les éléments de l’enquête sont actuellement trop minces pour pouvoir désigner un coupable, mais une piste semble mener à un voisin qui aurait accusé Romuald d’avoir volé un pack d’eau dans son garage deux ans auparavant. Si cette piste avait été écartée à l’époque, de nouveaux éléments permettent d’affirmer que le voisin en question avait des rats dans son garage à l’époque des faits … "Franchement, j’aimerais aller sur place pour le cuisiner le type ! C’est pas possible qu’un suspect aussi évident ait été laissé de côté ! Ils foutent quoi les flics bordel ! Et en plus, maintenant, va prouver qu’il avait des rats à l’époque l’gars !".


Tandis que Madame Fenouillard range de manière consciencieuse les légumes dans le réfrigérateur, André se redresse sur sa chaise en bois, bazarde son magazine sur la table et attrape le journal de presse locale. Le courrier du Loiret. Ouais, c’est bien mieux, au moins il peut se dandiner devant la rubrique nécrologique, histoire de voir s’il n’y a pas un de ses voisins antipathiques qui a claqué …


Malheureusement pour lui, non, personne de "connu" n’a rendu l’âme. Et pourtant, il aimerait tellement voir des têtes tomber. Il voudrait apprécier rien qu’une fois la lecture d’un fait divers dans la commune. C’est peut-être pour bientôt, va savoir !

Tu as aimé ce chapitre ?

80

80 commentaires

Laure Ardric

-

Il y a un an

J'aime beaucoup ton style, simple, précis. Et j'aime déjà André, un p'tit vieux un peu ronchon. (j'habite aussi dans le Loiret alors je ne pouvais pas passer à côté de ton histoire ;))

John Doe

-

Il y a 2 ans

Sympa ce petit chapitre où l'on découvre notre enquêteur en chef (et sa femme adorée). On a déjà envie de voir des disparus ou bien des morts pour qu'il commence à travailler :-)

Jay H.

-

Il y a 2 ans

Merci beaucoup John ! :) ... Mais fais attention quand même, j'hésite toujours sur la véracité de ton récit (est-il autobiographique ou non ? ^^)

John Doe

-

Il y a 2 ans

Il est pire : il est anticipé.

Gaëlle Galindo

-

Il y a 2 ans

Petit coup de pouce 😊 N'hésite pas à venir sur mon histoire si cela t'intéresse Bonne journée 😊

Koryn Bay

-

Il y a 2 ans

J'aime vraiment beaucoup ton écriture. top!

Jay H.

-

Il y a 2 ans

Merci encore !!! :)

Gottesmann Pascal

-

Il y a 2 ans

J'aime beaucoup André et son humour cynique. Même les piques avec sa femme semblent être pour rire. Par contre le coup de l'empoisonnement du pauvre petit à la mort aux rats c'est beaucoup moins drôle et il faudrait que la police mette la main sur le coupable.

Jay H.

-

Il y a 2 ans

Merci encore pour ton retour. Effectivement, André a un humour assez cynique. Avec sa femme, il représente un vieux couple à la "je t'aime moi non plus". Quant à l'histoire du petit, elle reviendra plus tard à priori.

Merixel

-

Il y a 2 ans

Le personnage d'André est très attachant. Et la scène très réaliste. Tu arrives même à glisser un peu de frisson au début, je pensais qu'il s'agissait d'une scène de crime.
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.