Fyctia

L’hiver s’installe et nous rappelle combien nous sommes fragiles face à lui. De nature frileuse, j’ai énormément de mal à affronter les températures négatives. Je ne supporte pas la neige. Certes, au début, c’est joli. Toutefois très vite, elle se mélange avec la poussière, les cailloux, et devient une mixture sale, pâteuse et glissante sans attrait. En la regardant tomber cet après-midi, je me surprends à me trouver mélancolique. Célia, à mes côtés, le remarque :

— Tu as l’air perdue dans tes pensées.

Je souris à mon amie pour la rassurer :

— J’avoue. Je me disais juste que j’avais bien grandi.

Je vois qu’elle attend mes explications sur cette phrase bien mystérieuse. Elle ne doit pas connaître les raisons de cette nostalgie. Je m’empresse d’argumenter :

— Quand j’étais petite, j’adorais la neige. Je trouvais les changements de saison fabuleux et la neige presque magique. Maintenant… je trouve ça pénible !

Célia glousse et approuve :

— On n’est plus des gosses qui font des bonhommes de neige et de la luge en rentrant de l’école. Aujourd’hui, c’est plus les DM de math qui nous attendent.

À l’évocation des bonhommes de neige, j’entraperçois Clément, adossé au mur du lycée, qui contemple la chute des flocons. Ma mémoire se ravive immédiatement, associant le jeune homme et les sculptures de neige.

— Les bonhommes de neige…

— Quoi, les bonhommes de neige ? reprend mon amie.

Je m’extrais de mon souvenir, et hésite à répondre. Je voulais couper tous les liens qui me retenaient à Clément, mais je ne peux pas tirer complètement un trait sur le passé, je n’y arrive pas.

— En parlant de bonhommes de neige, j’en ai fait un avec Clément lorsque nous étions enfants.

Célia lève un sourcil, affichant un certain dégoût :

— Tu jouais avec Mister grosse tête ?

Le surnom qu’elle lui attribue circule dans toute l’école, non seulement pour ses facultés exceptionnelles, mais aussi pour son attitude infiniment hautaine. Je prends soin de mesurer mes propos. Clément reste un être à part, au cœur de nombreux débats. Même s’il s’en moque royalement, je ne veux pas lui apporter encore plus de problèmes. Je ne veux pas me justifier, ce qui semble agacer mon amie.

— C’est pour ça que vous avez cassé avec Gaël ?

Interdite, je ne vois absolument pas le rapport entre Clément et Gaël.

— Pas du tout ! m’exclamé-je. Tu sais très bien que ça ne collait pas entre nous. Il n’y a rien d’autre.

Heureusement, la sonnerie me sauve et nous rentrons en classe pour notre dernière heure d’anglais de la semaine. La classe est déchaînée, et Madame Janot est visiblement dépassée par les événements. C’est peine perdue pour elle, abandonnant l’idée de poursuivre son cours aux deux tiers de l’heure. Lorsque l’alarme retentit, c’est une libération à la fois pour les élèves et pour notre professeure. En rangeant mes crayons dans ma trousse, j’entends tout à coup Célia m’interroger, sans aucune discrétion :

— Alors Lucie, tu vas aller faire un bonhomme de neige avec Clément, comme quand vous étiez petits ?

Sa question part comme un boulet de canon dont les répercussions sont immédiates. La majorité de mes camarades explose de rire, et l’on me dévisage comme si j’étais un sujet de foire. Je regarde Célia stupéfaite. C’est ma meilleure amie. Elle est arrivée l’année dernière, et son rire de chèvre m’a bizarrement séduite. Elle s’est invitée dans ma vie comme un tourbillon dont on ne peut échapper. Elle n’a jamais caché qu’à la rentrée de troisième, lorsqu’elle m’a vue, elle a décidé qu’on serait copine. Je lui inspirais confiance, aime-t-elle le répéter. Très vite, sa présence toujours enjouée m’a parue indispensable. Les soucis que je porte secrètement s’évaporent à son contact. Sa nature joviale emporte mes problèmes loin de moi. Sans qu’elle ne s’en doute, elle apporte beaucoup de légèreté à mon quotidien.

Souvent, hélas, ses réactions particulières m’interpellent. Je ne sais pas pourquoi, par moment elle ne fait preuve d’aucune diplomatie, voire provoque des situations pour me mettre mal à l’aise. Comme maintenant.

Inconsciemment, sait-elle que j’ai besoin d’elle pour supporter le poids qui pèse sur mes épaules ? Et par conséquent, se croit-elle tout permis, intouchable ?