Fyctia
2. Tristesse (2/2)
Ali s’accroupit à nouveau près de Paulandine et lui caressa le visage. Il était brûlant. Joline vint s’asseoir à ses côtés.
— Pourquoi penses-tu qu’un guérisseur soit inutile ? lui demanda Ali.
La jeune fille lui prit la main, les yeux rivés sur la malade. Une nouvelle fois, il ressentit une sensation étrange dans ses entrailles qui n’avait rien à voir avec l’état de Paulandine.
— Car ta sœur souffre d’un mal encore peu connu et malheureusement incurable ; la Tristesse. Dans le quartier des Aigles, de nombreux nobles sont touchés et personne ne sait que faire. Mon oncle est l’un des mèdes les plus compétents de la région, mais malgré toute sa foi en Culpar, il reste impuissant.
Ali décida de ne pas relever la naïveté de Joline. Il n’avait guère envie de se lancer dans un débat stérile sur la religion et le prétendu pouvoir des croyants donc, il changea de sujet.
— Et alors, pourquoi te caches-tu ? Tu préfères vraiment rester dans cet endroit plutôt que de rentrer chez toi ?
Joline le sonda et demeura silencieuse un instant. Finalement, elle se décida à parler, un peu…
— J’ai fui.
Ali la regarda avec des yeux ronds.
— Et pourquoi ? demanda-t-il froidement.
— Pour plusieurs raisons qui ne te concernent en aucun cas !
— Très bien, votre Seigneurerie, veuillez pardonner mon impudence. Ma modeste condition m’empêche d’appréhender les causes qui vous poussent à quitter le luxe et la richesse pour venir traîner avec les miséreux. Votre Grandeur accepterait-elle que je lui fasse couler un bain en guise d’excuse ? Ou que je lui prépare un mets autant raffiné que sa chevelure est soyeuse ?
Si les yeux de Joline lançaient des traits de glace quelques instants auparavant, ils devinrent soudain aussi doux qu’une brise d’été. Elle éclata de rire.
— Par Culpar ! Vous avez assurément de la répartie, Seigneur des bas-fonds.
Ali resta coi face à ce brusque changement d’humeur.
— Dis-moi, Ali, d’où te vient cette rhétorique ? Toi et Mani vous semblez très bien vous exprimer.
— Qu’est-ce que tu imagines ? Que dans les Faubourgs nous sommes tous des ignares ? Qu’il n’y a que les nobles prétentieux du quartier des Aigles qui ont reçu un enseignement ? Notre mère, malgré sa condition modeste, nous a transmis son savoir, l’art de la grammaire et de la logique.
— Excuse-moi de penser que vous autres n’avez aucune éducation ! Qu’y puis-je si vous vivez dans la crasse et l’ignorance ? Vous ne suivez même pas les préceptes du Dieu Culpar, ne vous étonnez alors pas qu’il vous abandonne !
Tandis qu’Ali s’apprêtait à rétorquer vivement, une faible voix l’appela.
— Ali…
Oubliant jusqu’à la présence de Joline, le jeune homme se précipita vers sa sœur. Des larmes épaisses s’échappaient de ses yeux rouges et vitreux, qui détonnaient sur sa peau exsangue.
D’une main tremblante, Ali lui serra doucement l’épaule.
— Je suis là, Didine. Reste tranquille, tu es malade. Mais ne t’en fais pas, Mani est parti quérir un guérisseur. Bientôt, tu iras mieux, je te le promets.
— J’ai peur, Ali. Un vieux monsieur hante mes rêves. Il me parle des atrocités du monde, et que tout est ma faute. Je ne veux plus dormir, j’ai trop peur, c’est trop horrible.
Les yeux mouillés, Ali ne savait pas quoi dire devant cette détresse. Paulandine paraissait terrorisée. Joline s’accroupit à côté de la malade et posa une paume sur son front. Elle murmura une suite de mots incompréhensible et Paulandine se calma. Ali se tourna vers Joline :
— Elle semble paisible. Que lui as-tu fait ?
— Une simple prière. Mais ça ne durera pas. Mes compétences en soin restent limitées.
Ali grimaça légèrement. Il n’avait aucunement donné son accord pour qu’elle pratique ses sorcelleries sur sa petite sœur. Cependant, il ne pouvait s’empêcher d’être soulagé de la voir apaisée. La regarder un instant de plus dans cet état lui aurait été insupportable. Ali secoua la tête, désemparé…
— Qu’est-ce que je peux faire pour l’aider, je ne peux pas la laisser ainsi ?
— Je ne sais pas…
Un calme angoissant s’abattit dans la maisonnée submergée par les ténèbres de la nuit. Ali se leva et s’approcha de la fenêtre, attendant avec impatience le retour de Mani. Quoique puisse en penser Joline, les guérisseurs devaient être capables de soigner sa sœur ; ils possédaient d'incommensurables compétences. Ali connaissait de nombreuses personnes qui avaient été sauvées grâce à des remèdes aussi étranges qu’efficaces, à base de plante ou de racines, rien à voir avec les supposés pouvoirs de l’aristocrate. Décidément, les nobles usaient de n’importe quels subterfuges pour faire croire à leur supériorité sur les gens du commun et à la splendeur de leur dieu Culpar.
Il fut tiré de ses pensées par des bruits de pas. Ali se pencha par l’ouverture, persuadé de l’arrivée imminente de son frère et du guérisseur.
— C’est par ici, Monseigneur, juste après le tournant.
La voix de Mani. Joline semblait l’avoir entendu, car elle fondit vers la fenêtre.
— Mani appelle le guérisseur « Monseigneur » ? demanda-t-elle en levant un sourcil circonspect.
— J’en doute, répondit Ali.
Au coin de la ruelle, la lueur d’une torche éclaira le visage carré de Mani. Un homme vêtu d’un pourpoint ocre, le crâne autant dégarni que son ventre était pansu, le suivait. Ali vit les phalanges de Joline accrochées à l’encadrement blanchir. Il se retourna et la découvrit livide, ses cheveux foncés comme hérissé sur sa tête.
— Mon père… susurra-t-elle, paniquée.
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