Fyctia

_ Samantha, tu es prête ?

_ Oui maman.

J’ai quinze ans et je vais enfin participer à mon premier bal de Noël. Je n’aurais pas choisi cette robe bleue avec sa tête de Père Noël, mais ce n’est pas grave. Maman m’a dit que je devais rester la plus discrète possible, et que j’irai me coucher à vingt-trois heures au plus tard.

_ Tu as vu tes cheveux ?

_ Je suis désolée. Je n’arrive pas à les coiffer.

_ Viens !

Elle me brosse les cheveux et les attache en queue de cheval. Super, j’ai vraiment l’air d’une gamine maintenant. Entre l’épaisseur de mes cheveux et mes boucles indisciplinées, on ne voit que ça !

_ Je peux me maquiller ?

_ Non.

Elle me répète les règles de bienséance. Ne pas parler sans y avoir été invité, ne pas dévisager les invités, ne pas trop manger, ne pas boire d’alcool. Ma petite voix rebelle à l’intérieur de moi a envie de crier : « En gros, reste dans un coin et tais-toi ! ». A la place je lui réponds :

_ J’ai compris maman. Je ne vais pas te faire honte, promis.

_ Je l’espère.

Et elle quitte ma chambre. Ma relation avec elle a toujours été difficile, d’aussi loin que je m’en souvienne. Je fais pourtant tout ce qu’elle me demande. Je suis la meilleur élève de ma classe, je pratique le piano et la danse et j’y excelle. Je n’ai pas de vie sociale car elle refuse que je sorte seule. Je ne choisis jamais mes vêtements, c’est toujours elle qui fait les magasins, sans moi, et je ne dis rien. J’obéis sans me plaindre, espérant qu’un jour elle sera fière de moi. En attendant, la seule personne qui me donne de l’affection est mon père. Avec lui, je parle de tout, sauf de maman. J’ai peur de lui faire de la peine si je lui avoue que ma mère est comme une étrangère pour moi. Je garde l’espoir qu’un jour je serai assez bien pour qu’elle m’aime.

J’entends papa m’appeler et je sors de ma chambre. Il m’attend au pied de l’escalier.

_ Tu es prête ma puce ?

_ Oui papa.

_ Tu vas rester avec nous le temps d’accueillir les invités, et après tu pourras aller t’amuser.

M’amuser ? Si tu savais ce que maman vient de me donner comme consignes, tu n’appellerais pas ça s’amuser. Mais j’acquiesce et le suis jusqu’à la double porte d’entrée. Pendant une heure interminable, je souris et serre la main des invités. Les Mitchell arrivent enfin, avec leurs enfants, Travis, Marc et Emma. Même si j’ai envie d’enlacer mon amie, je me retiens et garde la même attitude figée et guindée. Mais quand Travis arrive devant moi, j’en perds mon latin. Jusqu’à présent, je le considérais comme le grand frère pénible et ennuyeux de ma meilleure amie. Mais ce jour-là, je ne sais pas pourquoi, je tombe sous son charme en le regardant. Et quand nos mains se touchent pour se saluer, je sens la chaleur s’emparer de moi, et le rouge me monter aux joues. Lui reste aussi impassible qu’à son habitude, inconscient de mon trouble. Il poursuit son chemin, et je salue Adriana et Robert, les parents d’Emma. Je n’ai pas le temps de réfléchir à ce qu’il vient de se passer, la corvée des salutations durent encore trente bonnes minutes. Puis papa me fait signe que je peux partir. Je ne me fait pas prier, et je file dans la salle de réception, aussi vite que le protocole le permet, en rasant les murs pour rester le plus invisible possible. Je trouve Emma dans un coin de la pièce, à côté des amuses-bouches.

_ Te voilà enfin !

_ Je devais rester jusqu’à ce que tout le monde arrive.

_ Je sais, ne t’en fais pas. C’est quoi cette robe ?

_ Ma mère, je lui répond, blasée. Par contre, toi, tu es trop belle !

Emma porte une belle robe rouge avec des paillettes. Elle tombe sur ses chevilles, et ses manches trois-quarts mettent en avant les bracelets en or qu’elle porte aux poignets. Ses cheveux, aussi blonds que les miens, sont tressés et reposent sur le devant de son épaule. J’ai l’air tarte à côté d’elle.

_ Merci.

_ Est-ce que ta mère pourrait m’adopter ?

_ Elle en serait ravie, elle t’adore. Mais tu as ton père.

_ Je sais. C’est bien le seul qui m’empêche de péter les plombs. Mais parlons d’autre chose.

Tout bas, pour ne pas nous faire remarquer, nous parlons de l’école, des copains, des sorties. En fait, c’est Emma qui discute et moi je bois ses paroles. Moi qui suis bloquée dans cette magnifique prison. Marc nous rejoint. Lui aussi ne vit pas sa vie pleinement, refusant d’assumer son homosexualité devant ses parents. Il mène une double vie, alors que la seule que j’ai est quasi inexistante. Vous allez me dire que je m’apitoie sur mon sort, et vous auriez raison. Mais qu’est-ce que je peux y faire ? Je ferai tout ce que je peux pour mériter l’amour de ma mère. Alors je ne dis rien, je fais semblant que tout va bien, mais je n’en pense pas moins. La musique commence et Marc m’invite à danser. Je vois ma mère à l’autre bout de la salle, elle discute avec grand-père et ne me prête pas attention. J’accepte la main que me tend Marc, et le suit. Nous commençons à danser au milieu des adultes. A la fin de la danse, nous devons changer de partenaires, et quand je me retourne, il est là. Travis me sourit, et me prend dans ses bras pour me guider.

_ Alors Sami, qu’est-ce que tu penses de ton premier bal ?

_ Je ne sais pas trop. Je pensais que ce serait plus festif.

_ Tu ne t’amuses pas ?

_ Si si.

C’est juste que toutes ces conventions sociales m’étouffent. Mais je me tais.

_ Et toi, tu t’amuses ?

_ Pas encore, mais ça va venir.

Je ne sais pas ce qu’il veut dire, mais je n’insiste pas. A la place, je lui demande comment s’est passé son voyage avec mon frère.

_ On avait besoin de faire une pause après les études, et on en a bien profité. Maintenant, on est fin prêt pour travailler sérieusement.

La « pause » a duré un an, mais je ne dis rien.

_ Qu’est-ce que vous avez fait ?

_ La fête.

Son sourire est mystérieux. Je sais qu’il ne m’est pas destiné, mais mon cœur rate un battement. Qu’est-ce qui m’arrive ? Jusque-là, je n’ai jamais fait attention à Travis. Il est le grand frère de ma meilleure amie et c’est tout. Il agit avec moi comme avec Emma, me taquine, me sermonne. Alors pourquoi j’ai cette impression de voler pendant que nous dansons ? La danse se termine, il s’incline devant moi, et quitte la piste. Je l’imite et rejoint Emma et Marc.

_ Ca va Sam ?

_ J’ai trop chaud avec cette robe.

_ Ma pauvre ! Au fait, contente de retrouver ton frère ?

_ Oui et non. C’est mon frère alors oui je suis contente de le revoir. Mais j’espérais que notre relation aurait changée. Un an sans se voir, sans se parler, je pensais qu’il serait content de me retrouver, que je lui avais manqué.

_ Ce n’est pas le cas ?

_ Je ne crois pas. Avant, je pensais que c’était dû à notre écart d’âge. Mais Travis a dix ans de plus que toi lui aussi, et vous vous entendez bien. J’en ai marre de faire des efforts avec lui, je pense que je vais arrêter.

_ Je suis désolée pour toi Sam.

_ Merci Emma.