Ghabriel Iwaly La houle sombre Chapitre 3

Chapitre 3

Asthéos serra les mains sur la barre qu’il tenait fermement. Il sentait les veines saillantes du bois écorcher ses paumes tannées par le soleil et les embruns. Même s’il ne voyait plus rien, si tout lui paraissait soudain silencieux et immobile, il savait avec certitude qu’il était toujours sur le Récif. Que même s’il ne percevait plus rien, son navire continuait à avancer. Sûrement était-ce le but de l’entité qui avait décidé de s’en prendre à leur navire ?


Forçant ses muscles à bouger malgré la sensation d’avancer au travers de sables mouvants, Asthéos s’obligea à tourner la barre. Cela lui parut être l’effort le plus difficile de sa vie. Bouger d’un seul millimètre lui demandait d’invoquer l’entièreté de sa volonté, si bien qu’il crut sincèrement ne jamais y arriver. Mais l’idée que son équipage attendait dans la cale, confiant, l’empêcha d’abandonner. Il lutta avec la hargne du désespoir, des perles de sueurs roulant de son front et sur son corps courbé par l’effort, jusqu’à ce que quelque chose semble se briser. Il récupéra sa liberté de mouvement, même s’il ne voyait toujours rien.


Des sifflements étranges commencèrent à parvenir à ses oreilles, tandis qu’il tentait de s’orienter de mémoire et par habitude. Des chuintements qui évoquaient les bris glacés des mers gelés, lorsque le froid venait piéger la houle et qu’une vague trop téméraire se retrouvait figée.

Asthéos serra les dents. Les sifflements se firent rapidement de plus en plus fort, envahissant tout dans l’obscurité où il était plongé. Il aurait été incapable de dire si les chuintements venaient de devant ou de derrière lui. Tout lui semblait surgir de nulle part et de partout à la fois. Davantage pour calmer son angoisse montante que pour appeler de l’aide, il posa la main sur son épaule tatouée, suivant de la pulpe du pouce les reliefs des écailles qui remontaient dans sa nuque.


Les chuintements se firent plus fort encore, plus stridents, et Asthéos dû résister au besoin de se couvrir les oreilles pour s’épargner les lamentations perçantes. Les alentours d’un noir d’encre se zébrèrent de flash lumineux sanguinolents, agressant ses yeux restés grands ouverts dans le noir. La peur le prenait désormais aux tripes, lui donnant la nausée. Il ne s’agissait pas de quelque chose dont il avait entendu parler. La nuit soudaine, l’orage… Cela n’aurait jamais dû arriver.


Il sentit la mort exhaler un souffle froid sur sa nuque, son sang ralentir dans ses veines. Son cœur battait douloureusement, comme pour continuer de le maintenir en vie, encore un peu, un tout petit peu plus… L’air commença à lui manquer cruellement, il ouvrait grand la bouche dans l’espoir d’avaler un peu d’oxygène. Mais rien ne venait plus remplir ses poumons. Continuer de tenir la barre était invivable. Il ne désirait rien tant que d’accrocher ses mains autour de sa gorge pour soulager un temps soit peu la brûlure que lui causait son incapacité à respirer.


Et puis soudain, tout revint. L’air dans ses poumons, la lumière autour de lui, les flots calmes et apaisés, le ciel dégagé. Ses sens se réveillèrent soudain, et tout lui parvint à la fois : l’odeur du bois mouillé par les vagues, celle iodée de la mer, le souffle d’une brise légère sur ses joues… Asthéos s’écroula sur la barre, à bout de souffle. La trappe de la cale se souleva et Restàn en sorti. Il balaya d’un regard circonspect les alentours avant de s’arrêter sur son capitaine. Il se dirigea vers lui, assez lentement pour lui laisser le temps de se redresser et de reprendre une contenance.


- Et ben Cap’taine, j’sais pas c’que vous avez fait, mais encor’ une fois, vous avez bien sauvé nos miches ! s’exclama Restàn en envoyant une puissante claque sur l’épaule d’Asthéos.


Asthéos tituba, et il dû se forcer pour sourire à son second. Les cris de soulagement et de joie envahirent le pont au fur et à mesure que les pirates s’extrayaient de la calle. Chacun regagna son poste avec un naturel issu de l’habitude. Les voiles furent relâchées, dépliées, retendues entre les mâts et les grives.


Asthéos était habitué à ce spectacle. Mais pour une fois, il n’avait pas la sensation d’avoir triomphé du danger. Cette fois, il avait bien failli y passer. Et son navire et son équipage avec lui. Et il ne comprenait pas même comment ils pouvaient tous être encore en vie. Il laissa ses hommes reprendre leurs marques sur le pont. Il avait du mal à croire ce qu’il venait de se passer. La chose qui s’en était pris à eux aurait pu les broyer. Elle en avait la puissance et l’occasion.


Dès qu’il le put, il ordonna à Restàn de prendre la barre à sa place, pour qu’il puisse aller se reposer. Persuadé que son capitaine venait de triompher d’une puissante entité, Restàn accepta sans rechigner et Asthéos pu à son tour quitter le pont pour rejoindre ses appartements. En tant que Capitaine, il avait le luxe de prétendre à une cabine individuelle, aménagée par ses soins. Un épais bureau y trônait, arrimé au plancher et encadré par des bibliothèques, elles-mêmes croulants sous des ouvrages au cuir tanné par l’iode que laissait entrer une large fenêtre.


Il dédaigna son matériel pour aller s’effondrer dans ses draps. Il garda un moment la tête enfouie dans les replis de son oreiller avant de s’astreindre à l’action. Il ne pouvait se permettre de divaguer. Si cette chose les avait attaqués une fois, nul doute qu’elle recommencerait. Asthéos s’assit sur son lit et retira le haut de sa tunique en lin, révélant l’ensemble des courbes noires encrées sous sa peau. Les écailles formaient une arabesque délicate et précise, partant de ses reins et s’enroulant autour de son torse et de son épaule gauche pour finalement échouer dans le creux de son cou.


Il avait hérité de cette marque lors de son pacte avec les dragons d’eau. Plus qu’un signe de protection, avoir ces écailles gravées à même son corps était un signe d’appartenance que rien ne pourrait jamais briser. Asthéos empli ses poumons et soupira longuement, pour apaiser les derniers échos de la panique qui lui avait vrillé l’estomac lorsqu’il s’était retrouvé seul, dans le noir, sans défense ni protection.


Il posa sa main à plat sur la tête du saurien, là où les crocs de l’animal plongeaient dans son cou. Il ferma les yeux et chercha, dans son âme, ce lien qui le reliait au dragon.


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6 commentaires

PS ou Sam

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Il y a 3 ans

C'est très bien. J'ai moi même eu l'impression d'arrêter de respirer !

Ghabriel Iwaly

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Il y a 3 ans

Ahah ! Heureux que ça ait eu cet effet là !

Amélie Mrn

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Il y a 3 ans

Vraiment prenant ce chapitre, je ne me suis pas ennuyée une seconde ! J’aime beaucoup ta manière d’écrire

Ghabriel Iwaly

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Il y a 3 ans

Merci beaucoup !

Amphitrite

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Il y a 3 ans

Toujours très bien écrit !

Ghabriel Iwaly

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Il y a 3 ans

Merci beaucoup :)
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