Fyctia
La boisson de Morghabine
Le parfum du chocolat caressa les narines de Gaspard lorsque la vieille femme le déposa devant lui. Le liquide avait une teinte violette assez prononcée que la tasse en faïence blanche faisait ressortir. Certes, Gaspard n’était pas reçu dans le grand salon, mais on avait fait dresser une table et une nappe blanche dans la pièce où il peignait habituellement. Face à lui, Lola se tenait droite et fière, tandis que la famille Tinteplume les regardait debout depuis le côté de la pièce. Mathilde lui souriait.
– Vous devriez le boire avant qu’il ne soit froid, lança Lola.
– Vous en avez déjà bu ? s’étonna Gaspard.
– Les artistes voyagent beaucoup, expliqua-t-elle, mais je ne suis jamais allée dans les îles. J’en ai bu du côté de l’Estaque.
– Vous connaissez l’Estaque ? demanda le marquis en souriant.
– J’y ai vécu plusieurs années, roucoula Lola. Je me fais régulièrement envoyer de la lavande.
– Judicieux, répondit le marquis. C’est un parfum appréciable.
Gaspard était curieux. Lola semblait à son aise au milieu de ceux qu’elle appelait des « Doryphores ». Mieux, il lui sembla qu’elle jouait un jeu de séduction en direction du marquis, avec des regards rapides. Assurément, elle restait une belle femme. Gaspard goûta le chocolat et découvrit son goût acide, corsé, fruité et lacté. Il ne put retenir une exclamation.
– Quel délice !
– À la bonne heure ! sourit le marquis. Ce cacao vient de l’île Morghabine. C’est un des plus précieux qu’il soit donné de goûter.
– Je vous remercie de me l’avoir fait découvrir ! s’enthousiasma Gaspard.
– C’est la moindre des choses, lui annonça Mathilde. La vie des dragons est précieuse. C’est un devoir sacré de les protéger.
– C’est un devoir sacré des hommes de les protéger, précisa la marquise, sa mère. Les femmes, quant à elle, doivent faire naître des mâles capables de protéger les dragons.
Mathilde baissa la tête, tout en serrant les dents. La marquise, impériale, ne semblait pas heureuse de ce moment. Elle fit un signe au marquis pour mettre fin à l’entretien et il sautilla vers ses deux invités pour déposer une bourse à côté de Gaspard. Celui-ci regarda et découvrit 1200 frolins d’argent en pièces de 100.
– Je ne peux pas accepter une telle somme ! s’exclama Gaspard. C’est contraire à l’honneur.
– C’est le paiement de vos portraits, sourit le marquis.
– Mais, je ne les ai pas réalisés. Je dois attaquer le premier après-demain.
– Notre amie, ici présente, annonça le marquis en montrant Lola, connaît un photographe. Celui-ci est prêt à tirer le portrait de notre Mathilde ce vendredi.
– La tradition veut que ce soit une peinture ! trancha la marquise. Mathilde doit poser !
La mère de Mathilde s’était avancée droite comme un I. Gaspard se rappela ce que son grand-père avait dit d’elle. Elle était apparentée au Dracomte Sigur de Lannes, le chancelier du Roi. Il se souvenait, aussi, qu’elle tenait à ce que sa fille pose « pour lui apprendre la modestie ». Le marquis se tourna vers sa femme, surpris de l’entendre contester sa décision en public.
– Nous pouvons réaliser un portrait pour la tradition et afin de le garder, lança-t-il. Ce jeune homme viendra après-demain pour le faire. Pour le reste, Mathilde ayant accompli une noble action, je l’exempte des souffrances de la pose. Le photographe peut tirer plusieurs portraits à partir d’un seul.
– La photographie est moins précise que ne l’est la peinture ! protesta la marquise.
Gaspard essayait de ne pas regarder le couple se disputant. Du coin de l’œil, il voyait que Mathilde brûlait de donner son avis. En contemplant la bourse, il prenait conscience qu’il ne reverrait sa belle que pour un ultime portrait.
– Vous vous fiez aux photographies des journaux qui sont très laides, lança le marquis pour ne pas froisser sa femme. Je peux vous garantir que les portraits que tirent les professionnels font en ce moment fureur dans toutes les cours d’Orbe. L’impératrice d’Ebene, elle-même, a séduit son mari par le biais d’une magnifique photo en noir et blanc.
– La souffrance fait partie de la foi, gronda la marquise. Vous récompensez votre fille lorsqu’elle court les bois avec les paysans. Vous la laissez gobeliner et dragonner. Ce sont des choses inconvenantes !
– J’ai à cœur les intérêts de ma famille ! répliqua le marquis. Je n’ai pas de leçons à recevoir en matière de convenances et encore moins devant des étrangers. Si vous avez la foi, souffrez donc en silence. J’entends élever ma fille comme bon me semble. Elle fera un grand mariage, comme il se doit !
– Personne ne voudra épouser une fille parfumée au Jusdragon ! gronda la marquise.
Le marquis préféra ne rien dire. Se tournant vers Gaspard, il lui expliqua :
– Le portrait et les photos se feront de concerts. Vous serez ensuite libre d’occuper votre temps comme bon vous semble. Ces pièces compenseront le bénéfice que vous escomptiez de votre travail.
– Je ne peux être payé pour un travail que je n’ai pas accompli, s’indigna Gaspard. C’est une question d’honneur.
– Je croyais qu’on se battait pour ce qu’on n’a pas ! se moqua Lola. Refuser le cadeau du marquis est inconvenant. Pensez à votre famille ! Que diront-ils de votre décision ?
Gaspard n’avait pas vu la pique venir. Lola triomphait. Elle avait lancé sa phrase sur le ton d’une paysanne ne comprenant pas pourquoi on jetterait de l’argent par les fenêtres. Le marquis, lui, souriait de cette aide inattendue. Il sortit une seconde bourse et la tendit à Lola.
– Chers amis, annonça le marquis. Je vous prie de nous excuser. J’ai à faire et ma femme doit aller prier. Profitez de votre chocolat et soyez remerciés.
L’annonce de la prière ressemblait à une punition que le mari imposait à son épouse. Gaspard chercha Mathilde pour lui témoigner son amitié, mais elle regardait Lola d’un air plein de colère contre sa mère. Gaspard engloutit son chocolat et lui trouva un goût amer. En quittant le château, il aurait voulu saisir Lola par le bras pour lui demander à quel jeu elle jouait, mais la femme rousse s’était éclipsée. Il serrait la bourse dans sa main. 1200 frolins, c’était une somme ! Il la donnerait à tante Blanche. La perspective de devoir reparler à Père grand ne l’enchantait guère.
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Mélanie Chloé Sevilda
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Il y a un an
Nicolas Bonin
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Annie Dumont
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