Fyctia
La draquerie
Gaspard ne passa pas par la maison. Il portait encore ses habits de travail, sa grosse chemise bleue en lin, son pantalon marron, ses souliers noirs. Il n’avait rien d’un prince en visite chez ses pairs, mais pas question de recroiser Père grand après ce qu’il lui avait dit le matin même.
« Pour être monarchiste ou républicain, il faut s’intéresser aux autres. »
La phrase tournait dans sa tête comme les moqueries d’un merle. Quels étaient les secrets de sa famille ? Ces choses qu’il était censé savoir ? Son père était mort exécuté par les monarchistes. Pourquoi ?
Le planton devant le palais des Tinteplume le reconnut. C’était le colonial qui les avait conduits vers la forêt d’Elaune, deux jours plus tôt. Gaspard lui tendit la main, comme on le faisait dans le village et l’homme répondit d’une poignée de main franche. L’étudiant lui montra le mot de Mathilde et le planton lui indiqua le bâtiment où il avait l’habitude de venir peindre. À peine fut-il entré qu’un Gobelin l’invita à s’asseoir.
« Mets tes plus beaux habits pour dîner chez le marquis, car tu seras sans doute le souper de ces messieurs » lui avait promis son grand-père et Gaspard se rendait compte qu’il n’était ni en bel habit, ni prêt à servir de souper.
– Ainsi, voici notre jeune ami ! lança le marquis jovial en entrant dans la pièce.
Il arborait un sourire très large et était suivi de son fils, Alaard, maussade. Gaspard se leva et s’inclina légèrement.
– Alaard, ce jeune homme que tu vois est celui qui nous a permis de retrouver la dragonne que vous avez rapportée hier.
Le regard suspicieux du fils se posa sur Gaspard. Il s’attendait à être interrogé sur les conditions de la découverte du dragon perdu et avait préparé une réponse. Si ces hommes doutaient de la fable des hommes masqués, il dirait qu’il avait uniquement vu le dragon seul et qu’il avait inventé les bandits pour se faire mousser.
– L’animal est très malade, souffla Alaard. Il n’est pas sûr que notre dragonnière, Firn, puisse le sauver.
– Je suis désolé, répondit Gaspard.
– Vous avez fait ce que vous avez pu, reconnut le marquis. En prévenant notre fille, vous avez eu le bon réflexe. Je souhaite vous remercier de votre geste.
– C’est inutile ! précisa Gaspard. Je n’ai pas agi pour obtenir quoi que ce soit.
– Raison de plus pour vous remercier ! Je pense que vous méritez de voir où vit notre nouvelle amie et de visiter la draquerie. Nous vous ferons ensuite goûter une spécialité venue des colonies, qui ravira vos papilles.
Le marquis souriait et sa distance naturelle laissait transpirer une sincère reconnaissance. Gaspard s’inclina. Sa curiosité le poussait à accepter ce « cadeau » avec un grand plaisir. Les Tinteplume l’invitèrent à les suivre. L’étudiant savait où se trouvait la draquerie. Escorté du marquis et de son fils aîné, il partit vers l’immense bâtiment de bois. À l’intérieur, l’odeur du Jusdragon dominait l’atmosphère avec la même puissance olfactive que le crottin du cheval dans une écurie. Cette odeur ramena Gaspard loin dans son enfance, quand son père l’avait emmené, pour la première fois, voir des dragons.
– Tu vois, lui avait raconté ce jour-là un homme élégant lorsque les dragons mangent beaucoup de végétaux, ils produisent du jusdragon. Quand on veut qu’ils en produisent suffisamment pour allumer des flammes, nous leur faisons manger du charbon.
Le marquis tira Gaspard de ses rêveries en lui montrant les différents boxes. C’étaient des espaces suffisamment grands pour que les bêtes se retournent. Une rigole avait été creusée dans le sol pour amener directement de l’eau aux bêtes. De gigantesques gemmes de sels étaient accrochées sur les parois, tandis que le sol était recouvert de paille. Le marquis s’arrêta devant un dragon au plumage blanc et noir.
– Voici les dragons de notre famille. Grièche est ma monture et la mère des dragons de mes enfants. C’est une vieille amie, qui approche de ses soixante ans, mais elle reste vigoureuse. Il est fréquent que les dragons et leurs dracoliers aient le même âge. Dans ma famille, nous offrons un dragon à la naissance de chaque enfant.
Avec leurs ailes, les dragons semblaient immenses, pourtant leur poids n’excédait pas celui d’un poney. Le maître de Gaspard, qui était passionné de physique, lui avait expliqué que ce n’était pas un quelconque feu dans le sang qui permettait aux dracoliers de voler. Pour monter un tel animal, il ne fallait pas être trop grand ou trop lourd.
– Est-il vrai que les dragons ne naissent pas dans des œufs ? s'enquit Gaspard.
– Tout à fait ! Les femelles mettent bas, comme le font les mammifères ou certains requins. Le rouge là-bas, Zéphyr, est celui de mon fils Renaud, c’est le seul qui n’est pas un enfant de Grièche. Yin est le dragon d’Alaard, Manoarc’h celui de Mathilde et Fafnir, celui de mon benjamin Yvain. Allons, suivez-moi, votre protégée est là-bas.
En s’approchant du boxe où s’étendait la dragonne, Gaspard ne s’attendait pas à ce qu’il allait voir. La Gobeline Firn était penchée sur l’animal, avec Mathilde à ses côtés, occupée à poser des linges mouillés. Devant elle, une femme à la chevelure rousse lui tendait une bassine d’eau. Quand elle se retourna, Gaspard eut la surprise de reconnaître Lola. Mathilde se redressa aussitôt.
– Ah Gaspard, vous êtes venu ! s’enthousiasma-t-elle. Je vous présente Lola Bonaventure. C’est grâce à elle que nous avons pu retrouver le dragon et l’approcher. Nous lui devons beaucoup.
Lola se garda d’afficher un quelconque triomphalisme. Elle resta stoïque, comme si la situation était la plus normale du monde.
– Nous avons beaucoup de passions en commun ! annonça Mathilde. Lola est, comme moi, une grande admiratrice de Sainte Épée. Elle m’a prédit que je gagnerais, moi aussi, le droit de dragonner !
– Nous n’en sommes pas là, Mathilde, coupa son père. Et puis, tu as le droit de dragonner le primedi. Je ne doute pas que nous te trouverons un mari qui aimera voler en ta compagnie.
Lola se pencha sur l’animal pour aider Firn à nettoyer le pus qui s’écoulait des yeux. Mathilde prit les deux mains de Gaspard et il rougit jusqu’aux oreilles :
– Firn pense que cette dragonne est aussi âgée que notre Grièche. Elle est perdue, sans ses maîtres. Nous devons les retrouver. Père, lui avez-vous parlé de la récompense ?
– Vous avez raison ma fille. Venez mon jeune ami, nous allons vous faire goûter quelque chose dont vous nous direz des nouvelles.
Gaspard se retourna une dernière fois sur la draquerie et l’impression d’étrangeté familière qu’elle suscitait en lui. Lorsque Mathilde passa à ses côtés pour le conduire, il sentit son parfum boisé et son cœur rebondir sans fin.
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Cécile Marsan
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Nicolas Bonin
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Mélanie Nadivanowar
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