Fyctia

– Gaspard, attends-moi ! supplia Bérénice.

Il ne l’attendit pas et poussa ses godillots sur le Chastain, tandis que le soleil descendait doucement.

– Pierre m’a obligée à me taire, poursuivait Bérénice. Dès que vous êtes partis, je suis allée chercher Marco !

Gaspard poursuivait son chemin en cognant les cailloux pour les faire rouler. Il n’avait pas décroché un mot de tout le repas et Marco avait pris sur lui de tout raconter en détail pour rassurer tante Blanche. Pierre, lui, n’était pas venu. Quant à Bérénice, elle était arrivée après le dessert pour « présenter ses excuses ». Gaspard n’avait pas voulu l’écouter et avait quitté la cuisine direction la rue.

– Si tu ne m’écoutes pas, lança-t-elle. Je me jette dans la Lyre !

Gaspard fit volte-face, rouge de colère et se planta devant elle.

– Vas-y ! Mais s’il te plaît, fais-le vite ou tais-toi !

– Tu es méchant !

Sa voix embuée de larmes balaya d’un coup la colère du garçon. Il la prit dans ses bras. Elle s’agrippa à lui, comme elle le faisait depuis toujours quand elle était triste.

– Je savais qu’il y avait un piège, concéda-t-il. Je l’ai vu sur ton visage. Je voulais en savoir plus sur Pierre et sa bande. Je comprends mieux ton inquiétude. Il a perdu pied.

– Alors pourquoi tu ne me pardonnes pas ? pleurnicha Bérénice. J’ai fait ce que j’ai pu. Je ne voulais pas que ton grand-père s’inquiète inutilement ou s’en prenne à Pierre.

– Ce n’est pas ça le problème. Pour ça, je ne t’en veux pas.

– Tu m’en veux pour quoi alors ?

– Tu as tout raconté à Marco à propos de Mathilde.

– Mathilde…soupira-t-elle. Tu parles d’elle comme si vous étiez proches, mais tu ne la connais pas.

– Parce que tu la connais toi ?

Bérénice recula, essuya ses larmes. Des deux cousins, Gaspard avait toujours été le plus doux et le plus gentil. Même s’il était calme, elle le voyait bien, il était tourmenté. Elle lui raconta :

– Je sais où est sa chambre. Je sais qu’elle tourne en rond dans sa chambre. Je sais que son père lui passe tout, sa mère ne lui passe rien et que ses frères sont à ses pieds. Je sais comment elle s’habille. Je connais même son écriture.

Gaspard s’assit près de la source aux fées et Bérénice le suivit. C’est là qu’ils s’installaient enfants pour se raconter les histoires qui font peur. La chaleur de la nuit n’avait pas encore disparu, même si une légère brise se levait. Gaspard poursuivit l’histoire de Bérénice, les yeux dans le vague :

– Je sais que sa mère est dure avec elle, expliqua-t-il. Pas besoin d’aller chez eux pour ça. L’autre jour, Mathilde était un oiseau en cage quand j’ai tracé un croquis pour son portrait. Ce n’était pas elle, ce n’était pas la belle inconnue libre qui était près du fleuve.

– Cette fille n’est pas pour toi.

– Personne n’est à personne Bérénice. Ce n’est pas ça l’amour.

– Elle ne pense qu’à voler sur son dragon. Elle passe son temps avec les Gobelins à la draquerie. On dit qu’elle a été allaitée par une Gobeline quand elle était bébé.

– Et ?

– Pour les Gobelins, elle est une des leurs ! Tu vois qu’il y a des choses que tu ne sais pas sur elle ! Tu aimes l’image que tu te fais d’elle !

– Plus je la découvre, plus j’ai envie d’en apprendre sur elle. Comment sont-ils ces Gobelins ? Sont-ils bons avec elle ?

– Tu aimes un fantôme…

Dans le ciel, les deux lunes étaient visibles parfaitement. Qamar apparaissait plein et rond, légèrement bleuté. Mounde formait un croissant légèrement doré. Les anciennes croyances disaient que cette configuration était un présage de batailles à venir ou d’amour à naître. Qamar et Mounde se vouaient, disait-on, un amour impossible, ne pouvant jamais se toucher. Bérénice appuya sa tête contre son épaule.

– Tu connais la ballade du pendu ? demanda la jeune femme.

– Je préfère la version où le héros s’enfuit dans le fleuve et échappe à la mort après avoir embrassé la fille.

– Elle n’existe pas cette version, annonça Bérénice.

– Parle-moi du palais des Tinteplume, demanda Gaspard. Comment sais-tu tout ce qui s’y passe ?

– Mon ancienne nourrice travaille aux cuisines là-bas. Je vais souvent la voir et comme je connais des passages que les Tinteplumes ne connaissent pas, j’y fais ce que je veux. Ta Mathilde habite à l’étage, dans l’aile des femmes, à l’opposé de la draquerie. Je connais un moyen de grimper jusqu’à sa fenêtre, qui n’est jamais fermée, car elle aime sentir le jusdragon quand le vent vient de l’Est.

– Tu lui as déjà parlé ?

– Pour être invisible, il ne faut pas faire de bruit. Je ne parle à personne. J’observe !

Gaspard sortit un petit calepin de sa poche. Il avait toujours sur lui un crayon de papier pour noter des idées, ou saisir un croquis hâtif. Arrachant une page, il s’appliqua à écrire :

Il y a un dragon perdu dans la forêt d’Elaune.

Vous êtes la seule à savoir quoi faire.

Gaspard

– Tu as promis à Marco de ne pas dénoncer Lola et sa bande, supplia Bérénice.

– Je ne les dénoncerais pas, concéda Gaspard. Et je suis sincère, ce dragon est mal en point.

– Pourquoi elle ? Pourquoi c’est à elle que tu écris ?

– Tu connais quelqu’un d’autre qui se préoccuperait du sort d’un dragon sans poser de questions sur son origine ?

– Et si elle pose des questions ? gronda Bérénice.

– Pour poser des questions, il faudra qu’elle me parle.

– Je ne vais pas porter ce mot ! annonça Bérénice. Tant pis si tu dois me faire la tête. J’ai parlé à Marco pour ton bien. C’est le seul qui peut t’aider dans cette ville.

– O.K. Ne le fais pas pour moi, ni pour elle. Fais-le pour cet animal traqué et perdu. Il était mal nourri et malade. Il doit avoir peur dans la forêt sans sa famille ou son troupeau. Tu aimais sauver les animaux autrefois ?

– Gaspard, tu l’as dit, je ne suis plus une enfant !

La jeune femme se releva. Cette fois, c’est elle qui repartait sur le Chastain. Il se précipita à sa suite.

– Parfait, j’y vais moi-même ! cria Gaspard. Comme ça, je pourrais sauter des étapes pour aller directement à la pendaison.

Bérénice se retourna, le gifla, puis saisit le morceau de papier.