Fyctia

Lola fit signe aux garçons d’amener Gaspard devant elle. Delouche le poussa sur une vieille chaise où il le força à rester assis. La femme avança son visage moucheté de tâches de rousseur tout contre lui pour mieux l’observer. Où l’avait-il déjà vue ? Elle était plus jeune. Avec son pantalon serré et sa chemise, on aurait dit une bohémienne.

– Gros sel l’a fait boire, s’excusa Delouche. Je pense qu’il n’a pas l’habitude. Il est ivre.

– Vous êtes mignons mes amours, minauda Lola. J’en ai vu des types bourrés et, crois-moi, celui-là ne l’est pas. C’est un petit malin qui vous endort en espérant nous échapper. N’est-ce pas Gaspard ?

– Qui êtes-vous ? répliqua le jeune Saint-Maur.

– Allons, tu sais très bien que ce n’est pas toi qui vas poser les questions ici. Je te présente Altar. C’est mon dragon. Il a mangé une bonne ration de charbon et possède suffisamment de jusdragon pour que j’allume son souffle avec un simple briquet.

Le dragon avait les yeux en partie blanchis et couverts de pus. Son plumage beige était d’une saleté répugnante. La selle ouvragée était percée par endroits.

– Bien, annonça Lola, les présentations effectuées, j’ai à présent une première question à te poser. Es-tu l’auteur du texte inscrit la semaine dernière sur le mur du cimetière ?

– Quoi ? réagit Gaspard. C’est une blague ? C’est vous qui l’avez inscrit ! Pierre s’est même vanté d’avoir retrouvé l’espoir.

– Je te l’ai dit, mes jeunes compagnons sont idéalistes et s’enflamment aussi facilement que le jusdragon. Nous n’avons pas inscrit ce message, même s’il nous réjouit au plus haut point.

– C’est parfait, ironisa Gaspard, moi non plus, je n’ai pas écrit ce message. Pouvez-vous, à présent, me relâcher ? J’ai à faire…

Un rictus satisfait s’afficha sur les lèvres de Lola. Elle fit signe à Delouche de détacher les bras de Gaspard. Celui-ci s’exécuta, mais lorsque Gaspard voulut se lever, il l’empêcha de bouger.

– On n’a pas terminé !

– Non, annonça Lola, nous n’avons pas fini. Ceci n’est qu’un gage de notre part, pour te montrer que nous ne te voulons pas de mal. J’ai bien d’autres questions à te poser. Je sais que tu es un garçon honnête. Ta famille a toujours été loyale à la cause.

– La cause ? intervient Gaspard.

– On t’a dit de te taire ! le frappa Delouche.

– Du calme, intima Lola. Gaspard, comme je le disais, tu es honnête, mais sans doute un peu naïf. Que fais-tu chez les Doryphores ?

Le fait que Lola prononce le mot « Doryphore » confirmait à Gaspard une chose. Même si elle possédait un dragon, elle n’avait rien d’une Sang feu ! Comme il restait silencieux, Lola insista.

– Je viens de te poser une question.

– On m’a demandé de me taire. Il faut savoir.

Lola arrêta Delouche avant qu’il ne frappe de nouveau Gaspard.

– Gaspard, mon chou, tu es plus malin que tes camarades et je le sais. Cesse de jouer les coqs, ça ne te va pas. Pour moi, tu es un garçon intelligent. Réponds à mes questions et je te libère.

– Un garçon intelligent ? ricana Gaspard. Pourquoi me faire croire que votre dragon a mangé du charbon. Le jus dragon a une odeur reconnaissable entre mille. Par ailleurs, s’il a réellement mangé du charbon, je vous déconseille d’utiliser un simple briquet, votre main ne résisterait pas aux flammes.

– Bien joué, accorda Lola. Tu marques un point.

– Ce qui m’inquiète, c’est que la détention d’un dragon quand on n’est pas un Sang feu est un crime passible de la peine de mort. Allez-vous me relâcher et courir le risque que je vous dénonce ?

– Ce dragon est à vendre. Il sera vendu quand tu rentreras chez toi. Te voilà rassuré ?

Quelque chose dans le visage de la femme indiquait qu’elle ne mentait pas. Contrairement aux amis de Pierre, cette Lola n’avait rien contre Gaspard. Il céda à sa demande :

– Je vais répondre à vos questions, même si je ne suis pas sûr d’avoir des choses intéressantes à vous raconter. Les Tinteplume veulent marier leur fille unique. Je suis chargé de dessiner son portrait.

– Et ça ne te pose pas de problème de travailler pour les oppresseurs du peuple ? annonça Lola.

– Ils payent pour mon travail et j’ai besoin de cet argent.

– C’est avec de tels raisonnements que le système se perpétue, cingla Lola.

Gaspard ne pouvait rien répondre à cet argument. Le portrait servirait à marier Mathilde. Sa gorge se noua en pensant qu’elle aurait ainsi des enfants avec un autre Sang feu. Avant qu’il ne puisse trouver une réplique, Altar commença à s’agiter. Le dragon tirait sur sa longe et gémissait plaintivement.

– Un dragon, il sent un dragon ! s’exclama Lola. C’est la fille !

Par réflexe, Gaspard regarda vers la cime des arbres. Il eut l’impression d’apercevoir une forme ressemblant de loin à une chauve-souris au long cou, mais peut-être n’était-ce qu’une trace liée à la lumière du soleil.

– Elle vient pour moi ! mentit-il. Vous feriez mieux de me relâcher tout de suite, ainsi que le dragon.

– Tu mens ! Les Sang feu n’en ont rien à faire des piétailles comme toi ! Elle dragonne tous les dimanches car ses parents ont échangé son consentement au mariage contre le droit de voler discrètement.

– Pourtant, vous me pensez important à ses yeux, sinon vous ne m’auriez pas enlevé. Il y a des dizaines de villageois qui travaillent pour les Tinteplume et vous ne leur reprochez pas les œufs qu’ils vendent ou les meubles qu’ils fabriquent ?

Altar émettait à présent un long chant à la fois grave et aigu, comme seules les créatures de son espèce peuvent le faire. Gaspard avait lu dans un des ouvrages qu’à l’état sauvage, les dragons herbivores préféraient vivre en troupeau, car ils sont très craintifs. Est-ce que Mathilde pouvait le voir depuis les airs ? La forêt était dense. Peut-être le dragon Manoarc’h entendrait-il son congénère ? Peut-être allait-il réclamer à descendre ? Pourvu que Mathilde ne pense pas que le dragon veuille descendre pour se gaver de feuilles. Delouche se rapprocha de Gaspard.