Nicolas Bonin Le sang feu ! La rencontre sur le Chastain

La rencontre sur le Chastain

Le dragon écarta le fleuve dans une gerbe d’eau poussant une vague jusqu’aux vieilles branches du saule. L’animal était immense et étonnant. Les ailes sombres se repliaient comme des pattes et plongeaient dans la vase aussi sûrement que la mâchoire de l’animal. À cause de leur capacité à produire du feu, les dragons avaient la réputation de craindre l’eau. Il n’en était rien ! Celui-là buvait goulûment et abondamment. Passé la surprise, Gaspard admirait à présent la musculature de cette créature, dont le corps sans les ailes pesait la moitié de celui d’un cheval.


Lors de la descente, il n’avait pas prêté attention à l’étrange selle accrochée au niveau des épaules de la bête. Le long de celle-ci, on voyait attaché un boutefeu, qui fit frissonner l’étudiant. Sur la selle, un dracolier s’étirait de tout son long. Vêtu d’une épaisse veste en fourrure rembourrée, il ne montrait ni son visage caché derrière d’épaisses lunettes, ni son crâne, surmonté d’un casque de cuir épais. Apercevant Gaspard, le dracolier lui fit signe, puis se laissa glisser vers le fleuve. Il atterrit à mi-cuisse, probablement sur un banc de sable, avant de gagner la rive. De petite taille, énergique - c’était le style des Sang feu - il s'avança vers Gaspard pour le héler. Gaspard alors comprit qu’il avait affaire à une femme.



– Holà, Piétaille ! Sais-tu où je me trouve ? lui demanda-t-elle.

– Le long du Chastain, mais vous devriez vous méfier. Le fleuve est traître et les bancs de sable peuvent s’enfoncer.


La femme s’avança vers la rive en s’assurant que le dragon continuait de boire. Elle portait un sac de cuir qu’elle déposa sous le saule.



– La roue tourne, mais mon heure n’est pas venue, annonça-t-elle. Qu’est-ce que ce Chastain ? Le port fluvial est-il loin d’ici ? C’est le bourg de Gué sur Lyre ?


Derrière les grosses lunettes, Gaspard aperçut un regard enflammé. Si le dragon n’avait pas relevé brusquement son long cou, il serait resté fasciné par l’étrange personne qui se tenait devant lui.



– Vous l’avez manqué de plusieurs centaines de mètres, expliqua-t-il. C’est un peu plus loin, là-bas.

– Dis-moi écolier, y a-t-il du monde qui passe ici le jour ? insista la femme d’une voix sûre.

– Euh, non, habituellement, c’est plutôt calme !

– Parfait ! Je vais donc en profiter pour me baigner, pendant que tu montes la garde.

– Pardon ?


La femme dégrafa sa lourde veste pour la laisser tomber sur le sol. Elle dégagea ses cheveux auburn de son casque pour lui faire prendre le même chemin, puis ôta les lunettes de vol. Gaspard resta sans voix. Ses yeux avaient exactement la même couleur que ses cheveux et son visage fin semblait dessiné avec élégance et douceur. Il devinait sa poitrine tendue sous sa chemise blanche.


Elle fit un geste de la main et l’étudiant mit un temps à comprendre qu’elle lui demandait de se retourner. Il s’exécuta avec la promptitude d’un enfant pris les doigts dans la confiture.


Il entendit alors les bottes se coucher dans l’herbe, un tissu descendre le long des cuisses. La chemise retomba lentement sur le sol. Il avait chaud, comme si la fraîcheur du Chastain s’était évaporée. Son cœur jouait en boucle une marche militaire. Seule la vue d’une vipère lézardant paresseusement près d’un mûrier lui permit de se raccrocher à la réalité. Était-ce un rêve ? Avait-il croisé la Vouivre dont parlent les légendes, celle qui emmène les égarés dans l’eau ?


Lorsqu’il entendit la femme plonger dans la Lyre, il reprit son souffle. Depuis l’onde, elle l’appela :



– Je ne sais pas si ce fleuve est aussi dangereux qu’on le dit, mais il est parfait pour effacer la sueur d’un vol à dos de dragon.

– Il y a par endroits des courants traîtres, tenta Gaspard.


Il essayait de rester calme.



– Vous tenez un carnet dans votre main ? nota la dracolière.

– Je… Oui, je veux dire… C’est un carnet… Je croquais un héron quand vous êtes arrivée.

– Vous aimez dessiner les oiseaux ?


Elle lança sa phrase sur le ton de la conversation la plus courante qui soit. Le bruit de l’eau autour d’elle indiquait qu’elle prenait le temps de nager et Gaspard dut fixer la vipère pour ne pas perdre de vue le sol. Il parvint à retrouver un peu de contenance.



– J’aime dessiner les oiseaux pour saisir ce qui fait le vol. Il y a quelque chose de fascinant dans… Pardon, je parle du vol, mais vous le savez mieux que moi, puisque vous avez le droit de voler.

– Le droit, c’est à voir ! répliqua la dracolière. Je suis une femme, mais peut-être n’êtes-vous pas bon observateur pour un artiste peintre.


Gaspard rougit jusqu’aux oreilles. Il bafouilla :



– J'ignorais que les femmes n’avaient pas le droit de voler chez les Sang-feu.

– Hé bien, c’est le cas, trancha la femme amère. Voyez-vous, je ne suis pas convaincue par l’utilité de ces avions dont on parle beaucoup. Pourtant, avec eux, il y aurait de fortes chances pour que vous, toute piétaille que vous êtes, puissiez avoir le droit de voler avant moi.

– Et pourtant, vous volez ?


Ne pouvant la voir, Gaspard avait l’impression que tous ses sens étaient aux aguets, prêts à saisir le moindre de ses gestes. Un glissement d’eau indiqua que la dracolière était revenue sur la terre ferme. Elle devait à présent secouer ses cheveux avant de saisir quelque chose dans son sac. Sa peau cherchait la caresse du vent pour deviner ses mouvements ; son nez explorait le parfum des fougères en quête du sien ; ses oreilles guettaient les battements de son cœur à elle. La voix de la dracolière se fit plus douce.


– Aimeriez-vous dessiner un dragon ?

– Bien sûr ! On dit que pour prendre leur envol, ils utilisent leurs quatre membres pour sauter.


Comme Gaspard allait se retourner, elle l’arrêta :



– Tout doux, jeune peintre. Quel est ton nom ?

– Saint-Maur, Gaspard Saint-Maur, réagit-il. Et vous ?

– Gaspard Saint-Maur… Ce nom devrait me dire quelque chose ? Je n’ai jamais entendu parler d’un Gaspard… C’est une bonne chose ! Je suis prête à te laisser dessiner mon dragon, mais à une condition.

– Quelle est-elle ? s’empressa Gaspard le souffle court.

– Tu dois réaliser mon portrait.

– Là ! Maintenant ?



Tu as aimé ce chapitre ?

75

75 commentaires

MIMYGEIGNARDE

-

Il y a un an

Séduite par cette rencontre pleine de caractère et ton style toujours aussi précis et maîtrisé.

Zelda Jane

-

Il y a un an

Je n'ai rien à redire :)

LuizEsc

-

Il y a un an

Cette nouvelle arrivée ne manque pas de caractère ^^ Pauvre Gaspard qui a l'impression de faire un rêve érotique en pleine journée !

Angélique ABRAHAM

-

Il y a un an

Tu as réalisé un beau travail, Nicolas. La narration oscille avec talent entre comédie et réalisme. Bonne chute, aussi! Je trouve les dialogues parfois arythmiques; en effet; la dragolière, autant élégante que déterminée, se montre, à mon goût, pas toujours directe dans ses propos adressés au jeune homme. Elle semble savoir pourtant ce qu'elle veut. J'ai hâte de lire la suite!

Nicolas Bonin

-

Il y a un an

Merci pour ta lecture et ton retour sur les dialogues. Je vais les reprendre en faisant attention au rythme.

Gwen-Erwan

-

Il y a un an

Humm, sexy et mystérieuse la dracoliere ! J'aime bien le mélange entre le style roman du " terroir" et le glissement progressif vers la fantasy.

Nicolas Bonin

-

Il y a un an

Merci !

Mary Lev

-

Il y a un an

Une scène qui rappelle un peu Titanic ! Très sympa car on ne s’attend pas du tout à ce que le dracolier soit une femme. J’aime beaucoup aussi le style fluide de ce chapitre

Nicolas Bonin

-

Il y a un an

Merci :-)

Siha

-

Il y a un an

Très belle rencontre entre eux, et ton style d’écriture donne assurément envie d’en découvrir encore!
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.