Nicolas Bonin Le sang feu ! Le dernier jour de l'innocence

Le dernier jour de l'innocence

S’il avait situé la fin de son innocence, Gaspard aurait choisi ce premier jour des vacances, l’année de ses 17 ans. Il devait être quinze heures quand il s’était installé à l’ombre d’un saule pleureur pour regarder couler la Lyre, calme et dangereuse, et dessiner des hérons sur son carnet de croquis. Le chemin qui bordait le fleuve s’appelait le « Chastain ». Les châtaigniers y offraient une ombre rafraîchissante contre le soleil de samon. C’était un lieu magique, couleur de mousse, à l’écart du bourg et de son pont d’acier chantant, un lieu propice à la rêverie.


Les écoliers avaient quitté les écoles le matin même et Gaspard portait encore sa blouse grise, uniforme du cours supérieur de Saint-Florent, qui forme les futurs maîtres. Son cousin Pierre, venu le chercher en carriole, était pressé et n’avait laissé place ni à la discussion, ni aux adieux. Il n’avait pas eu le temps de saluer une dernière fois Augustin et François qui avaient décroché leurs certificats et qu’il ne reverrait sans doute plus. Gaspard avait à peine eu le temps de jeter un dernier coup d’œil au poêle froid et aux cartes accrochées sur les murs.


Il lui fallut s’engager sur les chemins de terre, au milieu des blés gorgés de soleil. À la mi-matinée, ils dépassaient Cénape et sa foule bruyante, croisaient le train pour Lucotte, pour atteindre la petite maison où la tante Blanche, la mère de Pierre, avait préparé le repas. Son cousin n'avait pas prononcé un mot de tout le trajet.


Il était loin le temps des rires d’enfants, quand Gaspard, Pierre et Bérénice couraient se cacher sur les bords du Chastain pour épier les lézards fugueurs, ferrailler avec des branches de noisetiers ou s’enivrer de menthe sauvage. En grandissant, Pierre avait fait sien le dicton des gens du bourg : "Lyre sur Gué, tête enferrée !" Comme il se destinait à devenir maréchal-ferrant, il trouvait que c’était à propos.


Si Pierre n’avait pas eu les yeux clairs, les yeux Saint-Maur, rien n’aurait pu dire qu’ils étaient de la même famille. Il était grand et lourd, quand Gaspard était petit et fin. On aurait dit le roc contre le vent, le chêne face au roseau, le plomb contre la plume et pourtant enfants, ils étaient inséparables, deux orphelins de père qui cueillaient la mûre et pêchaient la carpe. Pierre devait à Gaspard de connaître ses tables de multiplication et lui avait appris à grimper aux arbres.


Gaspard n’avait pas souhaité passer plus de temps avec son cousin et celui-ci avait préféré profiter du jour de repos pour aller retrouver sa bande au Père Tranquille. Le doux civet de la tante Blanche honoré et la tarte aux prunes engloutie, Gaspard avait laissé Père Grand à sa sieste pour retrouver “son” fleuve et s’adonner à une de ses passions : dessiner des oiseaux. On libérait les écoliers au mois de quintembre pour leur permettre de participer aux moissons. La famille Saint-Maur ne cultivant pas le blé, Gaspard serait tranquille jusqu’aux vendanges. Il prenait donc son temps pour suivre les fines courbes du héron et détailler ses contours.


Dans une autre vie, Gaspard aurait pu vivre de son coup de crayon, sûr, précis, rapide. Il n’aimait cependant pas dessiner les humains ou les paysages. Son esprit n’était que mathématique et mécanique. Il appréciait les plans, le mouvement, la dynamique des fluides ! Père Grand disait que Gaspard tenait de feu son père ce sens de la précision.


Le grand-père avait décidé d’envoyer le second de ses petits-fils à l’École normale, le lycée étant réservé aux Sang feu, en espérant qu’il mette à profit ce métier pour obtenir un passe-droit pour l’Université. Gaspard avait trouvé son bonheur entre les cours de géométrie et les leçons de choses. Il avait même obtenu la permission d’utiliser l’atelier à bois pour fabriquer des cerfs-volants pour le grand bonheur des petits du cours élémentaire.


Le héron mit fin à la séance de pose en s’envolant sans crier gare et Gaspard sursauta. Le soleil avait perdu de son éclat, mais, malgré la chaleur, ce n'était pas l'orage qui venait. Une immense forme sombre descendit en planant vers le fleuve. L’animal avait une envergure de quinze mètres, une tête longue et triangulaire s’achevant par une mâchoire entre le bec de cigogne et la gueule de loup et un plumage sombre, qui faisait ressortir par contraste, ses yeux mordorés. C’était un dragon ! Le cœur battant, Gaspard sut que l’indolence venait de prendre fin.

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100 commentaires

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un an

Oh, très beau premier chapitre. Tout y est à place. Ta plume est fluide, maîtrisée. Quel bonheur. J'aime beaucoup cette ambiance bucolique et naturaliste, troublée par la fantaisie d'un dragon.

Nicolas Bonin

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Il y a un an

Merci :-)

Zelda Jane

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Il y a un an

Un style et un vocabulaire aussi riches que maîtrisés. Ce premier chapitre est très prometteur, si bien que je me demande si ma lecture (et ma faible expérience) pourront t'apporter quelque chose. On reconnaît tes influences françaises, ce qui est très rafraîchissant je dois dire.

Nicolas Bonin

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Il y a un an

Merci beaucoup, ne sois pas complexée ! Fais-moi un retour sincère sur ce que tu ressens, même si l'histoire ne te plaît pas, ou dis moi ce que tu ressens face à l'histoire, les personnages etc. Tout ce que tu pourras me dire, me servira quand je retravaillerai le texte.

LouiseLysambre

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Il y a un an

Salutations ! Je me présente, Louise, ton binôme de la semaine :) et ça tombe bien parce que ton histoire me faisait de l’oeil mais, faute de temps… on va donc réparer ça! J’ai l’habitude de laisser des annotations plus ou moins utiles tout au long de ma lecture, et un commentaire plus global si besoin se fait sentir. Souvent sur le fond, mais si tu veux que je traque la coquille ou quoi, n’hésite pas à me le signaler !

Nicolas Bonin

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Il y a un an

Bonjour Louise et bienvenue ! Je prends tous les retours que tu pourras me faire ! Mes binômes précédents n'ont pas hésiter à me faire des retours très constructifs qui me serviront lors de ma réécriture. N'hésite pas. A l'inverse, si tu as des besoins pour ton texte, n'hésite pas à me mettre un MP.

LuizEsc

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Il y a un an

Je ne m'attendais clairement à tomber dans un roman de Pagnol en lisant le résumé, ce qui n'est franchement pas pour me déplaire. J'ai beaucoup apprécié le contraste, surtout quand les environnements sont décrits avec un ton et un vocabulaire aussi adaptés : c'est tout de suite très immersif (et j'avais des visions des histoires d'écolière que me racontait ma grand-mère x) ) Même si j'ai laissé quelques annots, j'ai trouvé ce début bien construit et accrocheur. On nous dépeint bien le caractère de Gaspard par opposition avec son cousin. L'arrivée surprenante de ce dragon arrive à point nommé pour troubler la pause bucolique de Gaspard.

Nicolas Bonin

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Il y a un an

Merci beaucoup ! :-)

Angélique ABRAHAM

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Il y a un an

Bravo, Nicolas, pour ce premier chapitre. Je ne lis pas de romans Fantasy et, pourtant, ton travail m'a plu: la narration, entre description des personnages et intrigue, est intéressante - le dragon arrive au bon moment, en fin de chapitre -; l'orthographe est maîtrisée. Même l'écriture est enivrante.

Nicolas Bonin

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Il y a un an

Merci beaucoup Angélique ! C'est très gentil. J'espère que la suite sera à la hauteur.
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