Fyctia

9 décembre 2022, Londres.

— Mesdames et Messieurs, le train à destination de Londres Saint Pancras arrive bientôt en gare. Veuillez regagner vos places et attendre l'arrêt complet du train. En espérant que ces interludes musicaux auront égayé votre voyage. N'hésitez pas à me suivre sur les réseaux ! Mon pseudo c'est commandantenjoy.

C’est pas trop tôt. Entre les chants de Noël subis sans mon consentement et les souvenirs - pourtant enfouis - qui me sont revenus, ce voyage en train a sûrement été le pire de ma vie.

Subitement, j’appréhende ces prochains jours. J’ai peur de devoir faire face à mes vieux démons et qu’ils me paralysent une nouvelle fois.

En descendant, je suis accueillie par la célèbre horloge DENT accompagnée de sa citation en néon rose : I want my time with you.

Mais stop avec la romance enfin, c’est un complot ou quoi ? 

Je préfère détourner les yeux et admirer la beauté architecturale du quai, un géant d'acier avec une élégance toute britannique. J’en profite pour prendre une photo que j’envoie à Erica :

• J'ai jamais vécu un trajet aussi merdique ! Faut que je te raconte.

Aussitôt suivi de la réponse :

• T'as lu le livre ?

Je suis la foule et longe un tunnel semblable à ceux des aéroports, débouchant sur des portes coulissantes. Je la voit tout de suite. Une grande fille sculpturale, un carré lisse parfaitement coupé. Elle est vêtue d'un pantalon noire fluide, d'un top écru moulant à manches longues et d'une doudoune longue couleur kaki.

Elle est superbe et on ne peut plus charismatique. Elle sirote son golden coffee - il ne pouvait s'agir que de cela - avec une élégance rare. Comme à chaque fois que je revois Linh après un long moment, je ne peux m’empêcher de ressentir mes complexes : ma posture légèrement voutée, mon petit ventre rebondi et mon visage qui s'empourpre à la moindre émotion. 

Elle s'avance vers moi avec un sourire à faire pâlir la Joconde et me prend dans ses bras. 

— Ma Clara, ce que tu m'as manqué ! Tu es rayonnante.

Linh a toujours eu le don de mettre les autres en valeur, sans jamais se comparer à eux.

— Tiens, donne moi Henri Cat, je t'ai pris un iced coffee comme tu l'aimes, me dit-elle en me tendant le gobelet. 

***

A peine sorties de la station Shoreditch High Street, nous sommes accueillies par une pluie fine et drue, comme seul sait pleuvoir le ciel britannique. En bonne londonienne, Linh dégaine un parapluie robuste et enveloppe nos deux corps ainsi que la boîte d'Henri Cat. 

— La pluie ici, ce n'est clairement pas un mythe, m’informe-t-elle… But you'll see, on s'y habitue. Il suffit d'être bien équipé et ça se fait très bien.

— Evidemment, c'est facile pour toi ! Ton carré resterait lisse comme une corde de guitare même si on te versait un tonneau d'eau sur la tête. Moi, dans deux minutes, je ressemble à Hagrid, parapluie ou pas. 

Le rayonnement de son sourire me réchauffe le cœur. Je me sens tellement bien à ses côtés. C'est comme regoûter à un bonbon d'enfance réconfortant. C'est chaleureux, familier et rassurant.

Je lève le nez de mes chaussures pour regarder le quartier. Une énergie incroyable se dégage de ces rues, de ces immeubles et de ces fresques murales, style street art et graffitis. Ici aussi, l'esprit de Noël est partout. De larges guirlandes argentées en forme de pluie d'étoiles et de flocons sont suspendues entre les bâtiments et chaque devanture de magasins est parée de scènes de nativité et de sapins foisonnants de décorations. Certaines façades sont également ornées de grosses boules rouge et or qui pendent dans le vide au-dessus des passants. 

Enfin, Linh s'arrête devant un immeuble de quatre étages en brique brune. Elle tapote rapidement un code et la porte s'ouvre sur un petit hall aux tons chauds et chaleureux. Elle replie précipitamment son parapluie à l'extérieur (elle dit tout le temps que cela porte malheur sinon) et le dépose d'un geste élégant dans le porte pépin prévu à cet effet. Je m'ébroue comme un chien qui aurait trop trainé sous la pluie et des flaques d'eau tapissent bientôt le sol de l'entrée. 

— Bon, on y est. Tu vas rencontrer Amelia. Tu te souviens du portrait que je t'en ai fait ?

— Evidemment ! Une pile électrique branchée sur 100 000 volts qui occupe ses insomnies en confectionnant des cookies. Mais elle a un cœur de guimauve.

 Linh acquiesçe avec un rictus. 

— Bien, garde cette dernière image en tête. C'est une fille qu'il faut apprendre à connaître et je ne verrai pas ma vie londonienne sans elle. Ni sans aucun autre de la bande d'ailleurs. Ils sont ma famille ici.

— Je sais Linhou. Ne t'en fais pas, je vais les adorer j'en suis sûre. 

Linh me précède dans les escaliers en métal qui mène au dernier étage où se situe l'appartement. Sur la porte d'entrée, un père Noël joufflu en caleçon et au regard légèrement pervers accueille les visiteurs. 

— Linh. Qu'est-ce que c'est que ça ? je demande en insistant sur le dernier mot. 

— Oh ! Un délire. Je voulais accrocher un stripteaseur en caleçon rouge, Amélia préférait le Santa dépravé. On a fait une partie de Just Dance pour se départager et… j'ai perdu, as you see. Sur Beyoncé en plus ! Tu imagines le drame. J'ai dû manger tout un pot de Ben & Jerry's pour m'en remettre !

J’étouffe un fou rire avant de me raviser devant le regard noir qu’elle me lance. Linh est la plus mauvaise joueuse que je connais.

Les doigts fins et longs de ma meilleure amie se referment sur la poignée et la porte s'ouvre sur une jeune femme d'environ vingt-cinq ans, aux cheveux très courts blond platine. Cette coupe lui va comme un gant et tranche avec les traits doux et féminins de son visage.

Ses yeux couleur d'ambre sont cernés d'un trait d'eye liner parfaitement dessiné, qui leur redonne tout leur éclat. Sa bouche, large et fine, est tatouée par un rouge à lèvres marron foncé qui fait ressortir son teint hâlé. Mais ce qui détonne le plus est sa tenue. Une combinaison pilou-pilou arc-en-ciel avec ce que je devine être une capuche en forme de tête de licorne. Je l'apprécie dès le premier instant. 

— Claraaaaa ! crie Amelia en me prenant dans ses bras. Depuis le temps que j'entends parler de toi, j'avais tellement hâte de te rencontrer, s'extasie-t-elle dans un anglais rapide. 

Sa voix est claire, mais son accent très prononcé me donne l'impression qu'elle mâche la moitié des mots. Ok, va falloir que je me concentre pour la comprendre. 

—  Entre, darling ! me presse Linh. Je vais te faire visiter. Ouvre à Henri Cat, le pauvre, il doit tellement avoir envie de se dégourdir les pattes. J'ai préparé une litière dans la salle de bain. 

Je la gratifie d'un sourire reconnaissant et déverrouille la boîte de transport. Le vieux chat grogne de soulagement et court se cacher sous le canapé. Mon sourire s’efface aussitôt. J’espère qu'il se fera rapidement à ce nouvel environnement, auquel cas je regretterait profondément de l'avoir emmené.

— Ça ira… me souffle Linh en me pressant doucement l'épaule.