Fyctia

— … dernière fois qu’il a été aperçu, aux alentour de midi.

Gérard renâcle et se redresse dans son lit.

— Encore une histoire à coucher dehors. Ma femme ne comprenait pas pourquoi je lisais immanquablement le journal, le matin, alors qu’elle préférait ses romans policiers.

Il tend la main dans ma direction, tandis que je froisse le papier pour le poser sur sa table de chevet.

— La voilà, la réponse. Pourquoi s’enfermer dans la fiction, quand la réalité est encore plus tordue ? Franchement, les nouvelles quotidiennes ne manquent pas de suspense.

Sa prononciation bien francisée du dernier mot me tire un sourire.

— Ne te moque pas de moi comme ça, jeune sotte ! Ma génération n’avait pas toutes vos conneries de téléphone et de Tok Tok !

— Tik Tok, rectifié-je. Depuis le temps que je vous en parle, vieux schnock, vous devriez le savoir.

Ses iris pétillent d’amusement. Gérard et moi avons toujours partagé une relation des plus étranges, consistant à nous insulter de tous les noms d’oiseaux qui nous passent par la tête, pour communiquer. De l’extérieur, nous devons avoir l’air de deux imbéciles qui se haïssent, mais en réalité, nous nous adorons.

— Et télégramme, ça sert à quoi ?

Je ricane.

— Même vous, vous n’étiez pas né à l’époque du télégramme, raillé-je. L’application, c’est Instagram. Les gens partagent essentiellement des photos.

Gérard hausse les épaules.

— Quel besoin de se montrer ?

— Je partage votre avis. Je me contente d’épier les autres. Le voyeurisme est à la mode.

— Et les cheveux lisses sont passés de mode, eux ?

Gérard observe mes longues boucles châtains avec attention.

— Des fringues noires, des cheveux foncés, des yeux marron, du maquillage sombre. C’est à se demander si tu veux pas devenir une ombre, me chambre-t-il.

— Peut-être que je cherche à fuir mon destin, qui sait ?

Cette fois, c’est lui qui ricane.

— Quel destin pourrait bien attendre une petite voleuse à la tire ?

— La prison, réponds-je pragmatique.

Rafaël et son physique atypique me reviennent en tête, ainsi que l’ensemble de notre conversation de la veille. Je n’ai pas arrêté d’y penser, au point de ne pas en fermer l’œil de la nuit, ce qui explique la quantité de mascara dont j’ai dû user aujourd’hui pour couvrir les dégâts et qui m’a valu une remarque de Gérard.

Ça et le fait que mon trait d’eye-liner doit être complètement de travers, puisque je ne peux toujours pas m’observer dans une glace.

Cela commence à devenir plus que problématique. Je résiste à l’appel qui résonne au fond de mes tripes. Il est de plus en plus fort, mais la fille de la rue n’arrive pas encore à renoncer à ses mécanismes de défense.

— Et si tu crachais le morceau, pour changer ?

— Quel morceau ? demandé-je surprise.

Gérard plisse ses petits yeux gris.

— Je suis pas né de la cuisse de Jupiter, triple buse ! Je vois bien que quelque chose te tracasse. Alors vas-y, vide ton sac. Enfin, celui que tu as dû voler à une innocente bonne femme dans le métro.

— Petit un, je ne m’attaque pas aux innocentes bonnes femmes. Et petit deux, c’est un iconique de chez Chanel, dont la facture atteste ma propriété. Il est à moi depuis le premier jour.

— Acheté avec de l’argent volé, détail qui a son importance. Du reste, ne change pas de sujet, Doris Payne.

— Doris Payne ? C’est qui encore, celle-là ?

Gérard soupire.

— Revois ta culture et dis-moi ce qui te tourmente !

— Si votre culture est dans le même état que votre dentier, c’est pas étonnant que ce nom ne me dise rien !

Nous nous affrontons du regard en dissimulant la joie que nos échanges nous procurent. J’ai rencontré Gérard par le plus grand des hasards, le jour où un type dont j’ai dérobé le portefeuille dans le métro s’en est rendu compte. À mes débuts, je n’étais pas la plus douée. Il m’a poursuivi sur un bon kilomètre et je n’ai pas trouvé meilleure idée que de me réfugier dans une maison de retraite.

Gérard a gentiment accepté de me cacher, en échange de la moitié de mon butin. Il a finalement consenti à me laisser tout l’argent et à ne pas me dénoncer aux flics, si je revenais régulièrement lui faire la lecture.

Je crois que la vraie victime, ce jour-là, c’était moi. Je me suis fait embobinée comme une débutante. Pas très maligne, la petite voleuse !

— Bon OK, grommelé-je quand je comprends qu’il ne me lâchera pas.

Bizarrement, Gérard est la seule personne qui m’a inspiré une confiance immédiate. Peut-être parce que lui aussi a fait les quatre cent coups dans sa jeunesse et que là où n’importe qui m’aurait dénoncé aux autorités, il a préféré marcher dans ma combine et me couvrir. J’ai aussitôt développé un profond respect pour lui. Il est le premier à m’avoir tendu la main après des années de galère, je ne l’oublierai jamais.

Alors je me confie à lui et lui raconte ce qui m’est arrivé ces derniers jours.

— Ma femme c’était les polars, toi c’est les contes de fées, ton dada ? commente-t-il. Je ne l’aurais jamais parié.

— Mais c’est vrai, insisté-je. Je ne me vois plus dans aucun miroir et ce fichu Rafaël qui débarque de nulle part dans ma vie m’appelle « la gardienne ». C’est insensé.

Et exaltant, même si je refuse de le reconnaître.

— Bien sûr, bien sûr. En tout cas, je note que tu as une imagination fertile. Ça ferait un excellent scénario pour ton flix.

— Mon flix ?

Soudain, je comprends ce qu’il veut dire et j’éclate de rire.

— Netflix, vieux schnock. Décidément, il va falloir mieux apprendre vos leçons. Et je vous répète que tout cela est vrai.

— Bien sûr ! Et moi je suis Arsène Lupin.

— Si c’était le cas, à votre place, je m’inquiéterais pour ma réputation. Nina Dumas est en passe de vous faire de l’ombre.

Gérard chasse cette idée d’un geste de la main.

— Alexandre Dumas, tout le monde connait. Mais Nina Dumas ?

Il grimace.

— Inconnue au bataillon.

— On me propose de sauver le monde et vous refusez d’accepter ma célébrité ? Je suis déçue.

Je m’enfonce dans mon siège et médite une fois de plus sur tout cela. Et si les années de misère que j’avais vécues ne définissaient pas ma vie entière, mais simplement son prologue ? Et si le chapitre un consistait à rappeler Rafaël et suivre cette piste qui pourrait faire entrer mon nom dans la légende ?

Et puis, comme il l’a si justement dit, mon problème ne disparaîtra pas tout seul. Que je le crois ou non, il est évident que j’ai besoin de lui pour tirer cette affaire au clair.

— Quand je verrai ta trogne à la une du Parisien, je te croirai. En attendant…

— Je vous prends au mot, vieux schnock. Vous allez voir si Nina Dumas n’est pas connue.

Emplie d’une détermination nouvelle, je récupère le papier coincé dans ma coque de téléphone et compose le numéro de Rafaël, les mains fébriles.

La machine est lancée.