Fyctia

Étendue sur un lit crasseux avec pour seul soutien un homme pris au hasard dans la rue quelques heures plus tôt, une jeune femme anonyme est aux prises avec les terribles souffrances de l'enfantement. Pourtant l'épouse d'un richissime homme d'affaires dont elle tient le nom secret pour protéger l’enfant à naître, elle sait qu’elle se condamne à mourir pour permettre à une nouvelle vie de pousser son premier souffle dans notre monde.

Malheureusement pour cet enfant, mais aussi pour sa génitrice, son existence est tout sauf désirée. Avant même de vivre, l'âme innocente a été condamnée à l'oubli pour des raisons à la fois simples et cruelles : d'abord, l'époux n'est pas le géniteur, puis les examens prénataux ont révélé d'épouvantables difformités sur le fœtus.

Relégué à l'état de monstre avant même d'avoir vu le jour, le nouveau-né sera bientôt affublé d'un titre encore plus sombre.

Celui de meurtrier.

En effet, la conclusion est inévitable alors que son corps difforme s'extirpe de la matrice qui l'a engendré. L'absence de support médical dans cette pièce sombre et froide ne fait qu'empirer la situation.

Sereine malgré la douleur, la femme pousse de toutes ses forces. Personne ne connaît les détails des événements qui l’ont emmenée jusqu’ici, mais elle sait les choix qu’elle a fait. Même avant les tests que son mari lui a fait subir, elle savait que cet enfant serait différent. Tel Marie qui a accepté l’annonce faite par l’ange Gabriel, la femme pourrie et gâtée qu’elle était il n’y a pas si longtemps a accepté la mission qui lui a été confiée par cet inconnu qui l’a visité lors de cette nuit fatidique.

Oui, elle est responsable de sa situation et elle a volontairement fui son mari peu avant l’accouchement pour permettre à cet enfant de vivre malgré sa condamnation. Elle croit au miracle de la vie, et ce même si tous ses proches lui ont fait comprendre que cela lui coûterait certainement la sienne.

Affaiblie par l’effort, mais déterminée à aller jusqu’au bout, elle utilise la moindre parcelle de son énergie pour pousser une dernière fois. Près d’elle, l’homme dépassé par cette situation étrange à laquelle il a été mêlé pour quelques billets est sur le point de défaillir. Pourtant, fidèle à un instinct qu’il s’ignorait posséder, il se précipite dès qu’il voit la tête de l’enfant.

Complètement sidéré par le mystère de l’enfantement, il ne remarque pas à prime abord le détail du physique de l’enfant alors qu’il aide la mère avec la lourde tâche qu’est celle de donner la vie. Toutefois, lorsque le bébé pousse le cri qui annonce au monde sa naissance, le visage de l’homme se tort dans une expression d’horreur.

— Mais qu’est-ce que cette chose !? lance-t-il avec un ton dégoûté tout en retenant un haut le cœur.

Il faut dire que sa réaction est compréhensible. Quiconque poserait le regard sur le poupon pourrait difficilement retenir sa surprise, voire même son épouvante. Avec son visage difforme et son corps tordu, l’enfant fait en effet peur à voir. Pourtant, fidèle à son cœur de mère, celle-ci tend les bras pour prendre son enfant et le presser contre elle pendant un long moment.

Fière d’avoir rempli sa mission, elle profite du doux contact de ce petit être qui a cessé ses pleurs au contact rassurant de sa peau. Elle sait que cette situation ne peut durer, mais elle profite de l’instant présent.

Elle sait que son combat en ce monde est sur le point de se terminer, mais il lui reste une dernière chose à faire : remettre l’enfant à sa destinée. Levant les yeux vers l’homme qui est figé sur place depuis qu’il a posé son regard sur le bébé, elle s’adresse à lui pour la première fois depuis leur arrivée ici.

— Prenez l'enfant et apportez-le à cette adresse, lui dit-elle en lui remettant un papier qu’elle avait glissé sous l’oreiller. Vous obtiendrez une forte compensation en retour et vous n'aurez plus qu'une chose à faire : tout oublier de ce que vous avez vu.

Consterné par la scène, l’inconnu ne comprend pas ce qui se passe. Se contentant d'envelopper le nouveau né dans une couverture trouée par les mites, il saisit ensuite le papier tendu.

Avant de quitter, il pose son regard sur la femme qui est visiblement très faible suite aux efforts qu’elle vient de fournir pour permettre à cet enfant de naître.

— Pourquoi avez-vous choisi de laisser naître cette aberration de la nature ?

Soulevant lentement la tête et son buste du lit, la mère affiche un regard sombre et fixe durement l'homme devant elle.

— Qui sommes-nous pour décider qui doit vivre et qui doit mourir ?

— Ma foi, êtes-vous aveugle ? Vous voyez bien que cette chose n’a rien d’humain. C’est un monstre ! éructe l’homme sans masquer son dégoût.

— Il sera ce que les gens feront de lui. Il suffit de voir au travers des apparences.

— Je ne comprends pas que vous ayez choisi de risquer votre vie pour que cette horreur puisse naître. Comment pouvez-vous être certaine que je remplirai ma part de marché maintenant que j’ai vu cette chose ?

— Sachez qu’il existe en ce monde des forces bien plus grandes que nous. En acceptant de m’aider aujourd’hui, vous vous êtes lié à lui. Votre vie dépend à présent de la sienne tant qu’il ne sera pas en sécurité là-bas. Croyez-moi, vous ne voulez pas affronter ces forces qu’il vous est impossible de comprendre !

— Je ne crois pas en ces foutaises ! Tant qu’il y a de l’argent au bout, je remplirai ma mission. Après tout, je me fiche de ce que cette chose deviendra…

— Qui sait, peut-être comprendrez-vous un jour ? Maintenant, partez pendant qu’il fait nuit. Personne ne doit vous voir avec l’enfant.

— Nous sommes au moins d’accord sur ce point !

Dès que l’homme a quitté la chambre, la jeune femme se laisse retomber sur le lit. Personne ne peut la voir, mais elle affiche un sourire satisfait. Elle a complété la mission qui lui a été confiée.

Il est né.

Elle n’a qu’une déception : celle de n’avoir même pas pu nommer son enfant.

Ainsi soit-il puisqu’elle sait qu’il se fera lui-même un nom bien malgré lui.

Il en est ainsi pour toutes les légendes de ce monde.

Satisfaite, la jeune femme se laisse posséder par le calme qui infiltre son esprit et son âme. L’instant suivant, une lueur éclatante envahit la pièce et englobe tout. Quand elle disparaît, il ne reste plus aucune trace de la mère et de l’enfantement qui vient d’avoir lieu.