Fyctia
Bonus : L'esquisse maléfique
J'ai pris l'habitude lors de mes trajets quotidiens en train de banlieue de croquer sur un petit carnet les navetteurs qui m'entourent. Beaucoup tuent le temps sur leur smartphone, certains s'évadent dans leur lecture, d'autres se concentrent dans l'écriture. Ma méditation à moi, c'est le dessin. Lorsque j'investis la page blanche, je me sens comme armée d'un super pouvoir, celui de transformer le banal du quotidien en une œuvre que ma tendance narcissique se veut comme la quintessence de la beauté urbaine. Par le pouvoir du créateur tout-puissant, j'efface de mon environnement toute pollution visuelle pour ne retenir que les traits remarquables de mes sublimes quidams.
Tenez, aujourd'hui mon attention s'est portée sur un jeune homme, la petite trentaine, à la chevelure ébouriffée. Il tient dans sa main crispée un smartphone que régulièrement, il retourne pour consulter l'heure. À chaque arrêt, il scrute les panneaux à la recherche du nom de la station et semble pester contre la lenteur de notre RER pourtant proverbiale. Sa beauté défraîchie par un réveil matinal clairement trop brutal m'a attirée. J'ai trouvé comme un défi intéressant de capturer en quelques coups de crayon ses traits fatigués encore marqués par les plis de l'oreiller. Je devais me concentrer terriblement, car sa nervosité le faisait changer de position constamment. Je pris un plaisir tout particulier à attraper avec le bout de mon fusain ses nombreuses boucles dorées. Pour reprendre le naturel de cette luxuriante chevelure, il a fallu que mon trait s'arrondisse et glisse le long de chacune de ses mèches. À la fin de cet exercice sensuel, j'étais gagné par une douce zénitude. Lorsque je relevais le regard de mon carnet, je retrouvais avec surprise mon modèle assoupi la tête posée sur la fenêtre du compartiment. Ce n'est qu'après quelques arrêts lorsque j'ai soudainement refermé mon carnet qu'il s'est réveillé en sursaut. Il a recherché, paniqué, quelques points de repères dans le paysage qui défilait. À l'arrêt du train, il a quitté précipitamment le compartiment en jurant contre tous les dieux de la terre. Depuis mon hublot, je l'ai ensuite aperçu fugacement, courant à grandes enjambées, le veston déplié à l'arrière comme une cape de super-héros. Je ne sais vers quels tourments l'a entraîné son étourderie, mais si j'en avais le pouvoir, je lui écrirais volontiers un mot d'excuse pour son retard en gratitude de l'amusement qu'il m'a apporté.
Le lendemain matin, je reprenais ma routine quotidienne assise dans mon RER, mon bloc-notes posé sur les genoux et mon fidèle Rotring à la main. Au départ de la navette, je m'agaçais de la conversation bruyante que tenait au téléphone ma voisine assise deux rangs en face de moi. Ses excès verbaux et son agressivité m'exaspéraient. Pour contrecarrer la tension qui montait en moi, j'entreprenais de la dessiner en l'imaginant raconter une bonne blague à son interlocuteur. J'injectais quelques étincelles dans son regard noir et de la douce malice dans ses traits sévères. Alors que je ponctuais le coin de son sourire, j'entendis retentir un éclat de rire dans le compartiment. Je sentis dans mes mains vibrer mon feutre et je réalisais en le fixant les extraordinaires pouvoirs qu'il me conférait.
Équipée de ce pinceau diabolique, ma perversité devenait art ! Un sourire moqueur soudain affiché sur le visage d'un amoureux transis lui valu une gifle retentissante. Une tête de Mickey sur la photo d'un pass Navigo découla sur une amende salée. "Les 120 journées de Sodome" affichées sur la couverture d'un livre soulevaient l'indignation des voisins de cette lectrice retraitée. Jour après jour, je semais malaises et humiliations dans mon compartiment, j'en récoltais un sentiment de jouissance malsain mais irrépressible.
Ma dernière victime était un homme rondouillard, la cinquantaine, le crâne dégarni portant petit gilet marron à l'odeur de tabac froid sur une chemise blanche. Pensif, son regard fixait l'infini et son visage lumineux s'éclairait d'un large sourire. Il semblait afficher une bonne humeur à toute épreuve. C'était sans compter l'intervention de ma plume maléfique ! Bientôt, la feuille blanche accueillait un visage d'une même rondeur habité maintenant de traits graves. Dans la minute suivante, il s'est mis à rouspéter contre son voisin trop bruyant à son goût, contre la lenteur du convoi et la propreté de notre wagon. Je n'eus pas trop le temps de me réjouir de mon effet, car il a fallu que je descende à la prochaine station. Je me devais d'être à l'heure pour accueillir notre nouveau chef lors de notre réunion de service.
"Je veux que chacun d'entre vous me prépare pour demain matin un rapport détaillé de vos activités. Je ressens dans cette équipe un laisser-aller installé depuis des années que j'ai bien l'intention de combattre. Ne comptez pas sur moi pour fermer les yeux sur ce comportement !". Se faisant, il retroussait les manches de sa chemise immaculée sur son gilet brun et glissait sans l'allumer une cigarette entre ses lèvres...
26 commentaires
Anne-Charlotte Raymond
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Il y a 2 ans
Abyssam
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Il y a 2 ans
Eva Boh
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Abyssam
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