Fyctia

Goran observait Amaya qui s’affairait autour du buffet froid. Son épouse avait les yeux cernés, elle semblait fébrile et regardait sans cesse son téléphone. Sonia l’aidait dans ses préparatifs. Le gros barbecue était allumé et l’on savourait une bière fraîche en se félicitant du travail accompli. Goran était satisfait. La nouvelle plateforme du hangar était terminée, le loup enterré, et le corps de son ennemi se faisait dévorer par les animaux sauvages et finirait bien par disparaître complètement. Le repas s’enchaîna, l’alcool coulait à flots et des rires gras flottaient dans l’air.

La conversation s’orienta vers les dégâts infligés par le fauve aux divers troupeaux. On maudit Chevallier-Bloch et son entêtement à protéger la bête. Les bureaucrates et les politiciens n’y connaissaient rien en élevage. On voudrait les voir, eux, s’ils rencontraient ce carnivore, lors d’une randonnée à laquelle ils participaient une fois par an afin de se mêler aux électeurs. Ils décamperaient à toute allure ! Mais, bien que personne n'ose émettre l’idée à voix haute, on savait au fond que bientôt un agriculteur se chargerait de faire disparaître le fauve. La discussion dévia sur les prétendues liaisons du fonctionnaire. Les rires gras fusèrent. Goran gardait le silence. Ses amis furent surpris, il enrageait habituellement quand il s'agissait de défendre son troupeau. On le chicana.

— Je te sens bien calme, Goran. On pourrait croire que tu te moques de nos problèmes avec ce loup.

— Il se tait depuis qu’il a rencontré Chevallier-Bloch en compagnie de son épouse !

— Cette femme ! Kali c’est ça ? Une créature magnifique, on se demande quelle qualité elle trouve à ce politicien.

— L’argent, c’est certain. Mais j’ai l’impression que notre ami Goran est tombé sous son charme, cela l’a ramolli.

Goran fit la sourde oreille aux moqueries de la tablée. Il avait rencontré la conjointe de Chevallier-Bloch à la préfecture, lorsqu’il s’y était rendu pour discuter des subventions qui pourraient être accordées aux paysans. Elle patientait dans le hall en attendant son mari. Elle avait immédiatement reconnu le jeune éleveur.

— Ainsi voilà le fameux Goran Oveja, dont Édouard me parle si souvent.

— Lui-même. Vous êtes la pauvre épouse de ce manipulateur ?

— Pauvre, pas vraiment. Cela paraît curieux de vous trouver dans ces lieux, aucun loup à assassiner ne se balade dans les locaux.

— Très drôle, j’avais rendez-vous avec la commission. Sans surprise, on nous a refusé les aides, votre mari a gagné.

— Vous m’en voyez désolée. Peut-être découvrirez-vous une autre solution ?

— La seule qui me vienne à l’esprit est que cette fichue bête prenne une balle dans la tête.

— Vous parlez toujours du loup n’est-ce pas ?

Goran n’avait pas répondu et avait tourné les talons, avant de sortir d’un pas vif.

La veillée se poursuivit tard dans la nuit puis les amis de Goran repartent, légèrement grisés, laissant Goran et Amaya en tête à tête sur la terrasse. Goran l’observa. Elle semblait pensive, les yeux rivés sur les flammes prodiguées par le brasero.

— Quelque chose te tracasse Amaya ? Tu n’as pas ouvert la bouche de la soirée.

— C’est que je trouve ces médisances tellement snobs !

— Quels racontars ? Tu imagines bien que les gens du coin n’ont pas beaucoup de loisirs, ils s’occupent comme ils peuvent.

— Ces ragots Goran, ne joue pas au malin, je sais pertinemment que tu détestes cela autant que moi.

— Les bruits qui courent sur Chevallier-Bloch, c’est ça qui te chagrine ? J’en avais déjà entendu parler, mais je n’y ai pas prêté attention. C’est des blagues, les gars peuvent bien rire un peu.

— Des blagues ? Mais tes compagnons dénigrent tout ! Regarde Rodolphe, c’est le premier à se bidonner, pourtant on pourrait en raconter des médisances sur son compte.

— L’aventure avec la mère Meunier ? Sacré Rodolphe.

— Tu vois, quand c’est tes amis c’est normal. Lorsqu’il s’agit d’un haut fonctionnaire, on se moque. Or, il vit peut-être une belle histoire d’amour avec sa maîtresse. Peut-être n’éprouve-t-il plus rien pour son épouse ? Peut-être va-t-il tout quitter pour la suivre ? On n’en sait rien, c’est facile de juger.

— Je n’avais pas compris que cette affaire te tenait tant à cœur Amaya. Après tout, Chevallier-Bloch est peut-être un homme bien, pourtant ce n’est pas la première chose qui saute aux yeux quand on le rencontre.

Goran se leva et alla se coucher, laissant son épouse se dépêtrer avec ses angoisses et ses questionnements. Il savoura cet instant.