Ophélie Jaëger L'albatros 44. Trousseau (1/2).

44. Trousseau (1/2).

Dix-huit heures quinze. L’avion avait atterri depuis plus de dix heures. Joséphine avait hésité à se pointer directement à l’aéroport. Mais peut-être était-il avec ses collègues. Sûrement l’aurait-elle gêné plus qu’autre chose. Elle avait préféré reporter les retrouvailles à un moment plus calme et isolé. Chez lui, par exemple. C’était bien, chez lui. Aucun témoin pour la scène qui suivrait inexorablement. Parce que Joséphine s’en doutait, quelque chose clochait. Un gros quelque chose même au vu du silence que Dorian lui imposait depuis des jours.


Il ne répondait plus aux appels, ni même aux textos. Elle s’était évertuée à poursuivre ses envois de chapitres. Il n’en lisait aucun. Au bout de trois jours sans nouvelle, il l’avait gratifié d’un mail laconique. “Portable détruit, je ne suis plus joignable.” Ça sonnait comme une vilaine et inquiétante excuse. Joséphine en avait d’abord perdu l’appétit, puis le sommeil. Terrassée à l’idée qu’il puisse simplement disparaître de sa vie avec un simple mail, elle s’était raccrochée à ce petit objet qu’elle serrait dans sa main. Une clef. Sa clef. Celle qu’il lui avait abandonnée avant de s’envoler pour New-York. Officiellement pour qu’elle bénéficie d’un endroit calme où écrire pendant son absence. Officieusement, il avait insisté sur le fait qu’elle pouvait y résider aussi souvent et aussi longtemps qu’elle le souhaiterait.


Joséphine n’y avait jamais mis les pieds. Ça n'avait pas de sens sans sa présence. L’appartement vide n’aurait fait que rendre l’absence plus palpable, impossible à occulter. Elle avait préféré se plonger corps et âme dans son quotidien usuel, celui au sein duquel il n’avait pas encore trop laissé son empreinte. Mais lorsque le voile du silence s’était levé, l’autrice s’était rappelée le trousseau au fond de son sac. Deux clefs et un porte-clefs. Celui qu’elle lui avait offert à Noël, comme s’il n’y avait rien de plus naturel et qu’il avait été fait pour ça.


Dorian ne risquait pas vraiment de la ghoster si elle pouvait s’inviter n’importe quand, pas vrai ?


Les dents meurtrissaient sa paume à force de manipulation. Jour et nuit, elle conservait la clef dans le creux de sa main, comme si son contact suffisait à discréditer ses craintes. Ce soir encore, elle chauffait au contact de sa peau, au fond de la poche de son manteau.


Joséphine avait attendu, elle avait espéré un signe, un mot, une visite surprise. Elle n’avait quitté la mansarde dans l’espoir de le voir apparaître par les toits. Mais nourrissait-il seulement l’envie de la voir ? Force était de constater que non. Dorian n’avait réapparu nulle part. C’est ainsi qu’elle avait échoué dans le métro à l’heure de la sortie des bureaux, qu’elle s’était trouvée ballottée entre deux costumes-cravates. Pas maquillée, à peine coiffée, elle n’avait qu’une très vague idée de ce qu’elle portait, mais savait qu’il ne s’agissait en rien d’une tenue pour séduire. Peut-être aurait-elle du ? Peut-être que Natasha aurait pu l’y aider et lui fournir un plan de bataille également ? Car aux pieds de son immeuble, elle n’avait toujours pas le moindre début d’explication à fournir quant à sa présence en ces lieux.


Tu me manques. Oui, mais c’était égoïste car, selon toute vraisemblance, la réciproque n’était pas vraie. Bon sang, était-elle en train de se précipiter vers sa propre perte ? En temps normal elle aurait attendu et espéré en silence. Tout valant mieux que la confirmation qu’ils n’étaient plus rien. Mais pas là. Là, ça faisait trop mal. Ça l'empêchait de manger, de sourire, de penser. Ca la bouffait de l’intérieur au point de lui coller la nausée.


Sur le palier, elle hésita tout de même. Parce que ça devenait concret, parce qu’en franchissant cette porte, elle n’aurait plus le loisir de s’inventer un monde où tout va bien. Mais elle avait été trop loin. Elle s’était déplacée jusqu’ici, ce n’était pas pour reculer comme une faible.


— Dorian ? hasarda-t-elle dans un maigre filet de voix depuis l’entrée.


Aucune réponse.


Au désespoir, elle déposa son trousseau dans la coupelle de la console. Elle lui rendait la clef, puisqu’il était de retour, et prenait le risque d’y abandonner son dernier lien, son dernier espoir. Au moins n’avait-il pas menti concernant son portable. Il gisait aux côtés de la coupelle, l’écran fissuré de toutes parts.


Le couloir plongé dans la pénombre n’était illuminé que par le salon, tout au fond. La trouille au ventre, Joséphine s’enfonça en direction de ce dernier.


— Dorian ? glapit-elle en y pénétrant.


Elle aurait pu, elle aurait dû rester chez elle. Mais ce jour était entouré de rouge sur son calendrier mural. Au même titre que ses deadlines pour le manuscrit, aujourd’hui était une date importante qu’elle anticipait depuis des semaines. Son retour. Elle l’avait attendu, elle avait espéré, il ne pouvait être reporté. C’était aujourd’hui et pas un autre. Et dans moins de cinq heures, on serait demain.


Le salon était identique au souvenir qu’elle en conservait. Il y a un mois, les couleurs, la vue, la verrière lui apparaissaient comme un cocon chaleureux, un lieu chargé de promesses. Aujourd’hui, il lui semblait sinistre, comme teinté de sa propre appréhension. Aujourd’hui elle en rasait les murs comme l’intruse qu’elle n’était pas. Ou peut-être l’était-elle ?


— Do… ?


La dernière syllabe s’écrasa contre ses lèvres lorsqu’elle le ressenti avant même de le voir. Là, dans son dos, Joséphine pressentait l’ombre gigantesque. Il n’avait pas fait un bruit, pas un geste, et pourtant elle n’ignorait rien de sa présence.


— Qu’est-ce que tu fais là ?


Cette voix grave et accusatrice la fit sursauter. Si elle avait encore eu un doute quant à sa légitimité en ces lieux, Dorian venait de le faire voler en éclats au simple timbre de sa voix.


— Je…


Aucune excuse ne lui vint à l’esprit, tandis qu’elle pivotait sur ses talons pour lui faire face. Rien de recevable, tout du moins. Et quand bien même aurait-elle eu le meilleur des argumentaires, elle l’aurait perdu en le découvrant devant elle. Dans la pénombre du seuil de la cuisine, Dorian lui imposait toute sa sublime stature. Il était tellement plus magnifique que dans son souvenir. Fatigué mais magnifique. Était-ce le manque qui le lui faisait percevoir de la sorte ? Ou bien l’anticipation de la fin brutale et la frustration qui l’accompagnait ? Joséphine aurait voulu tendre la main, le toucher, et même se projeter contre ce corps tant espéré. Au lieu de quoi, elle demeura interdite, immobile et inutile à l’orée de cette pièce.


Le silence s’étira un moment, comme un fil qui résiste encore et encore. Mais un fil qui ne tarda pas à se rompre dans un soupir nerveux du danseur. Il passa une main dans ses cheveux avant que la deuxième ne s’abatte sur ses traits qu’il frictionna comme au sortir d’un mauvais rêve. L’instant d’après, il tournait les talons et disparaissait dans les ténèbres du couloir.


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7 commentaires

M.G. Margerie

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Il y a 7 mois

Mais c'est pas possible ? Mais c'est pas possible !!!

Mikazolinar

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Il y a 7 mois

Un truc que je remarque souvent, même chez les personnes plutôt empathiques ou sensibles, c'est qu'on a du mal à se représenter le monde interne des autres. Cad que même quand on est soit même bouffé de pensées d'angoisse et de scénario catastrophe, à aucun moment on se dit que c'est sûrement le cas aussi pour l'autre... Dorian et Joe l'illustrent à la perfection.
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