Fyctia
43. Exil (1/3).
Dorian.
La salle vide imposait son silence. Les lieux jadis emplis des échos des mains jointes tambourinant leur enthousiasme exalté s’étaient tus et s’alignaient sur l’état d’esprit du danseur. Silence. Solitude. Tension. Une tension d’apparence calme et indolente. Si ses traits impassibles ne laissaient rien filtrer, sous son enveloppe placide, ses nerfs affutés se tordaient avec nervosité.
Déjà trois semaines qu’ils étaient arrivés et s’entrainaient sur la scène du David H. Koch Theater. Ils étaient logés à deux pas, à l’Empire Hotel coincé entre le Lincoln Center d’un côté et Central Park de l’autre. Joséphine aurait adoré. Il lui avait envoyé quelques photos. La chambre n’était pas bien grande, mais suffisante pour ce que Dorian avait à y faire : dormir.
La première semaine avait été jalonnée de répétitions et de textos. Jusqu’ici, tout allait bien. Son quotidien lui manquait, ses habitudes, sa routine bien rodée, mais cela demeurait supportable. Quitte à être totalement dépaysé, bien sûr qu’il aurait préféré l’être avec elle, mais son absence se trouvait compensée par son ultra-présence sur l’écran de son téléphone. Matin, midi et soir.
La deuxième avait été plus compliquée. Les représentations s’achevaient tard et, avec le décalage horaire, Joséphine dormait lorsque lui était libre. Elle répondait lorsqu’elle le pouvait, mais ce n’était pas suffisant. Dorian ne parvenait plus à étancher le manque grandissant. Quinze jours, ce n’était rien. Mais quinze jours à ce stade d’une relation, c’était un bon tiers. Ils n’avaient pas pris leurs marques que, déjà, ils les perdaient. Les frontières non définies se brouillaient et Dorian regrettait tous ces sujets de conversations qu’il n’avait osé aborder. Et si ? Et si ? Avec des si on mettait Paris en bouteille. Et Paris semblait si loin désormais.
Joséphine…
Ses attentions régulières ne permettaient plus de combler les blancs, ces zones floues que l’imagination du danseur s’évertuait de remplir à la hâte. Que faisait-elle ? Avec qui ? Combien de temps ? Elle avançait dans sa rédaction et lui envoyait des chapitres complets qu’il relisait une fois seul dans l’isolement de sa chambre d’hôtel, mais… Elle ne pouvait pas faire que cela, n’est-ce pas ?
S’il parvenait à l’avoir une fois tous les deux jours, c’était bien là un véritable luxe. Dorian était même allé jusqu’à s’ouvrir un compte Instagram dans le seul but de suivre le sien. Pas sous sa véritable identité, cela dit, de manière totalement anonyme, comme un stalker à la con. Il en était réduit à ça, simplement parce qu’ils n’avaient jamais eu LA conversation qui définirait ce qu’ils étaient l’un pour l’autre. Et qu’elle n’avait eu de cesse de nier et occulter l’évidence auprès de tous. Il était un secret, son secret, et ne s’expliquait pas bien pourquoi.
Et la troisième semaine le laissait là, au sol, à même le proscenium, vidé, battu et abattu, son regard vide balayant des rangées de fauteuils qui l’étaient tout autant.
Plus que trois représentations et peut-être que ses démons retrouveraient leur mutisme salvateur. Il avait toujours vécu avec eux, malgré eux, les endormant à force d’évitements. Éviter les gens, éviter toutes situations qui se prêteraient à voir l’un d’eux sortir les crocs. Un quotidien sans relief et sans risque. Jusqu’à elle. Jusqu’à celle qui avait rebattu les cartes et soufflé sur les braises d’un feu endormi. Elle avait tiré les démons de leur catatonie et, contre toute attente, les avait charmés de sa voix tel un Orphée d’un mètre soixante coiffé au souffle atomique.
Désormais si loin, sa voix n’atteignait plus la bête qui étendait et plantait ses griffes dans les organes du danseur.
Dans un soupir, Dorian étira son long corps pour se relever. D’un regard il s’assura d’être seul avant de prendre la direction des coulisses. Il évitait tout le monde. Dans les premiers temps, Loup n’avait eu de cesse de l’inviter à se joindre à la troupe pour un dernier verre. Il ne le faisait plus, même lui avait baissé les bras.
Dans sa loge, le portable en évidence affichait plusieurs notifications. Le sourire ne s’attarda pas sur ses lèvres. Tout comme le sentiment d’apaisement. Le contenu du message ou son ton n’avaient pas changé. Dorian si. Les certitudes s’étiolaient à mesure que le temps passait. L’optimisme se trouvait supplanté par ses craintes et ses doutes qui s’érigeaient en affirmations absolues dans son crâne. Et si ? Et si ?
— Et si on en parlait ?
Dans l’embrasure de la porte, Yanis se tenait une épaule contre le chambranle. Dorian dans un sursaut inexplicable, tenta de camoufler le portable dans son dos. Comme pris en faute, il dissimulait les preuves du délit. Quel délit au juste ? Le compagnon de Loup en amorça un sourire vide du moindre amusement.
— Loup dit que t’es un connard, reprit l’homme à la porte. Mais, j’suis pas d’accord. Pour moi t’es juste un mec paumé. Et seul, très seul.
Dorian tenta bien de répondre quelque chose, mais les mots s’emmêlèrent sur sa langue, les pensées contradictoires se pressaient contre ses tempes et les émotions ne parvenaient pas à déterminer la grande gagnante qui prendrait le dessus sur les autres. Surprise, indignation, colère et culpabilité se partageaient la part du lion de ses entrailles.
— Te fatigue pas, t’as la même tronche que moi lorsque j’osais pas sortir du placard, rétorqua Yanis à son bégaiement. Si tu continues à tout stocker en toi, tu vas exploser.
— Et ? le défia Dorian. En quoi ça te concerne ?
— Y a clairement non assistance à personne en danger, lui balança l’autre armé d’un nouveau sourire nonchalant.
Yanis décrocha son épaule du chambranle et fit un pas en avant. Une intrusion dans l’espace personnel de Dorian que ce dernier accueillit en reculant. Une réponse instinctive qui arrima plus encore le sourire sur les lèvres de l’inquisiteur.
— Relax, j’vais pas te bouffer, j’veux juste t’aider.
— Pourquoi ? aboya Dorian dont la curiosité se trouvait piquée malgré sa réserve.
— Tu plombes clairement l’ambiance avec ta tronche de croque-mort. Sans compter qu’t’es en train de nous faire une réputation de connards pédants auprès des yankees qui risque de desservir ta carrière, mais celle de Loup aussi. Et puis j’pense à elle…
D’un mouvement de menton, Yanis désigna l’écran du portable achevant le bras ballant de Dorian. Sur l’écran les notifications s'enchaînaient sans relâche.
— Tu lui as dit que ça n’allait pas ?
Dorian réorienta l’écran dans sa direction et y perdit son regard un instant. Joséphine s’acharnait. Depuis son lit, elle se réjouissait sans se douter que, de son côté, lui, ruminait.
— J’peux faire ça ?
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