Ophélie Jaëger L'albatros 42. Pion (3/3).

42. Pion (3/3).

Dorian s’était attendu au pire, et s’avérait presque déçu qu’il n’y ait ni cri, ni menace. N’était-ce pas ainsi que cela se déroulait normalement ? Il avait préparé tout un laïus expliquant qu’il était désolé, qu’il n’avait pas plus envie qu’elle de s’éloigner mais qu’il s’agissait de son métier…


— Tu n’es pas fâchée ? questionna-t-il finalement espérant se rassurer.

— Fâchée ? Pourquoi je devrais être fâchée ? C’est ton métier, et je suppose que tu n’es pas plus emballé que moi à cette perspective. Je me trompe ?


Elle avait relevé le nez pour l’occasion, et Dorian demeura interdit un instant. Était-ce une inattendue maturité ou bien simplement la preuve qu’elle ne se situait pas au même degré d’investissement que lui ?


— Non, répondit-il après une légère hésitation.

— Tu aurais préféré que je me fâche ?

— Non.


Ou peut-être que si. Peut-être que sa réaction, là, aurait pu être un bon indicateur de ce qu’elle projetait dans tout ceci. N’était-elle pas supposée déborder ? N’était-ce pas ce contre quoi elle l’avait mise en garde en lui expliquant son hyperémotivité ? Elle lui avait vendu la tempête et s’avérait n’être que mer huileuse sans la moindre petite brise.


— Accorde-moi encore quelques jours, et je vais vite devenir moins conciliante, le tira-t-elle de ses pensées.

— Comment ça ?

— Pour l’instant ça va, énonça-t-elle en plantant son menton dans ses mains en coupe, mon cerveau se dit que dix jours c’est beaucoup. Mais plus l’échéance va approcher et plus il va devenir difficile de le duper. Tu pars où, d’ailleurs ?

— New-York.

— Ça fait combien de décalage horaire ça ? demanda-t-elle en s’emparant de son téléphone.

— Six.

— De moins ? C’est encore 2023 là-bas ?

— Tu n’y es jamais allée ?

— Tu plaisantes ? Avec un père comme le mien, j’ai presque jamais quitté la France !


Dorian avait tellement voyagé depuis qu’il avait intégré très tôt le corps de ballet, qu’il avait tendance à oublier que le reste du monde n’avait pas nécessairement cette chance. Un détail qui pouvait s’avérer problématique si…


— T’as un passeport ?

— Pourquoi, tu comptes m’emmener dans tes valises ? plaisanta-t-elle en relevant le nez vers lui.

— T’as un passeport ou pas ? insista-t-il.


Il n’avait pas prévu de le lui demander ainsi, mais puisqu’elle semblait avoir deviné le fond de ses pensées…


— Oh merde, t’es sérieux ?


Cette fois, elle ne riait plus. Joséphine s’était même redressée, quittant son torse pour s’installer à califourchon sur son bassin. Si elle maintenait le contact, elle creusait la distance entre leurs deux regards.


— Pourquoi pas ?


Une distance qui lui permettait de fouiller, creuser à la recherche d’une réponse qu’il ne lui refusait pas, mais ne savait lui donner en l’absence de question. Est-ce qu’il était sérieux ? Oui, et elle ne pouvait pas en douter. Alors quoi ? Quelle était la quête de cet ambre inquisiteur ? Un ongle de pouce fourré entre deux dents, son esprit hyperactif dressait-il une liste de pour et de contre ? Les pour étaient légion. Les contre, il n’en concevait pas un seul.


— Comment je justifie ça ? lâcha-t-elle finalement sans cesser de meurtrir son ongle.

— Comme tu as justifié de me suivre à Brest.

— Oh bah oui, ça s’est tellement bien terminé, t’as raison de me le rappeler !


Une grimace s’imprégna subrepticement sur les lèvres du danseur. D’accord, ce pouvait être un contre. Un contre qui, toutefois, n’avait pas lieu de se reproduire.


— Ce n’est qu’une idée, Joséphine, parce que deux semaines c’est long, et parce que mes collègues ne se gênent pas pour se faire accompagner. Je me disais que, peut-être ce pourrait être l’occasion d’allier l’utile à l’agréable.


Qu’avait-il imaginé encore ? Avait-il été égoïste en se précipitant sur cette solution qui colmatait un peu le choc de l’annonce ? C’était lui qui recevait un salaire plus que décent pour pallier au fait qu’il était corvéable à merci par sa direction. Il avait le droit de refuser ce déplacement, mais les conséquences seraient catastrophiques sur sa carrière. Si, sur le papier, il avait la liberté de s’opposer, dans les faits, il n’était qu’un pion dépendant de la bonne volonté de sa hiérarchie. Un pas de côté et la mise au ban pouvait durer des années. Dorian appartenait à l’Opéra de Paris. Jusqu’à ses 42 ans et 6 mois, il en serait l’image et le missionnaire. Le contrat était clair et ne lui avait jamais posé problème.


Jusqu’à aujourd’hui.


— Et comment je paye le voyage ? demanda-t-elle toujours occupée à alourdir la liste des contre.


Les doigts de Dorian quittèrent la cuisse féminine où ils jouaient jusque-là pour s’accrocher au tissu du sofa tandis qu’il cherchait à se redresser à son tour. Lui avouer que les billets seraient à sa charge ne ferait que lester la balance du mauvais côté. Il n’était certes pas très au fait des us et coutumes au sein d’une relation, mais il était prêt à parier que la différence de statut financier entre eux ne saurait être autre chose qu’un handicap. Joséphine n’était pas de celles qui se laissent entretenir sans émettre quelques objections.


— C’est pris en charge, mentit-il à moitié, mais oublie. C’était impulsif de ma part, je n’ai pas réfléchi plus loin, tu as raison.


Un sourire qui se voulait rassurant accroché aux lèvres, il repoussa doucement la jeune femme pour mieux s’extraire de l’enclave du canapé.


— Tu vas où ? demanda-t-elle avec nervosité.


Le sourire témoigna de son inefficacité. Dorian n’était pas bon comédien. Pas avec elle.


— Il est tard, je pensais aller me coucher.

— Tu m’en veux ?

— Non.


Si. Ou plutôt il s’en voulait à lui. Joséphine jugeait probablement qu’il était trop tôt pour ce pas de géant, et encore elle ignorait le caractère officiel qu’il revêtait aux yeux de l’institution. Dorian, pour sa part, savait qu’il était trop tôt pour s’éloigner d’elle aussi longtemps sans avoir à craindre les répercussions.


— On peut en reparler demain ? proposa-t-elle en se levant pour le rejoindre au pied de l’escalier.


Dorian hocha du menton et laissa cette petite étincelle d’espoir s’infiltrer dans son esprit. Il n’était pas dupe, mais peut-être ses démons se laisseraient-ils berner par ce “demain” aux tonalités apaisantes ? Un sourire étira un coin de lèvres, et il la laissa le précéder jusqu’à l’étage.


Demain…


Est-ce qu’ils en reparleraient demain ? Non. Pas plus que les jours suivants.


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10 commentaires

DANYDANI

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Il y a 9 mois

alors ces deux là comme amoureux ! On dirait 2 adolescents, valse hésitation. L’histoire est passionnante, formidablement bien écrite et vivement la suite, New York va les libérer je présume.

WildFlower

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Il y a 10 mois

Roh mais t'es dure là 🥲 des cas désespérés les deux cocos... Allez motive-toi pour la suite, on attend ^^

ambre_revant

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Il y a 10 mois

Il pourrait juste lui dire qu'il veut qu'elle vienne mais il veut être rassuré, pas forcément la rassurer, elle, j'ai l'impression.

Marion_B

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Il y a 10 mois

Tristement réaliste que tout ça..
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