Fyctia
42. Pion (2/3).
Au centre du Studio Coupole, celui au sol incliné à 5% afin de reproduire la pente de la scène, Loup Maixent, 30 ans, passé étoile quatre années auparavant, achevait sa série de fouettés et ratait le dernier.
Essoufflé, agacé, courbé en deux, mains sur les genoux pour retrouver une respiration moins anarchique, il ne remarqua l’autre danseur qu’en se redressant et en croisant son regard dans le reflet du large miroir.
— Jeez ! sursauta-t-il une main contre son palpitant.
— Looping, le salua calmement Dorian comme si effrayer ses collègues faisant partie de son quotidien.
— Tu viens d’apprendre ? demanda Loup en ramassant gourde d’eau et serviette éponge.
— Tu le sais depuis quand ?
Dorian avança d’un pas, guère plus. Les deux danseurs se trouvaient dans le studio situé juste au-dessus de la salle, juste au-dessus du lustre et de cette scène où Dorian serait attendu dans quelques minutes. Il ne s’agissait que d’une visite furtive, et tout dans son langage corporel en témoignait.
— Hier soir, lui répondit l’autre étoile sur la réserve. Je n’étais pas sûr que tu serais l’autre.
— Je ne suis pas là pour ça, le corrigea Dorian.
Ils n’avaient jamais été proches puisque Dorian ne l’était de personne. Et même si ce dernier tolérait plutôt bien la personnalité de cette étoile en particulier, il ne lui serait pas venu à l’idée de lui reprocher de ne pas l’avoir informé de ce traquenard.
— T’es là pour quoi, alors ? interrogea l’autre, suspicieux.
Joséphine avait probablement raison, parler avec ces gens, accepter d’aller boire un verre après une représentation court-circuiterait peut-être les rumeurs qui circulaient sur son compte et éviterait que Loup semble inquiet du simple fait de se trouver seul et isolé en sa présence.
— Ton compagnon, commença Dorian en se triturant la nuque.
— Yanis, oui ?
— Oui, voilà, est-ce que… est-ce qu’il va t’accompagner ?
— Probablement, oui, mais je ne vois pas en quoi… Attends, ça te dérange que mon mec vienne ?
Le goulot de la gourde à l’orée de ses lèvres, Loup le maintint en lévitation, dardant un regard de défi en direction de cet autre danseur et tout ce qu’il projetait soudainement sur lui.
— Non, je m’en fous, le détrompa Dorian.
Alors, certes, il aurait pu présenter les choses autrement, faire preuve d’une once d’empathie, mais la vie sexuelle et sentimentale de ses collègues l’intéressaient presque autant que leur vie tout court.
— Alors quoi ? C’est quoi cette question ? s’impatientait l’autre rassuré et agacé par la réaction de Dorian.
— Je voudrais savoir comment ça se passe ? demanda ce dernier avant de constater sur les traits de son interlocuteur que cette question allait, elle aussi, être mal interprétée. Comment ça se passe quand on veut emmener quelqu’un, je veux dire ?
— Oh, expira Loup avant de réaliser. Oh !! Attends… T’as quelqu’un ?
Dorian aurait pu se vexer face à l’air affiché par son collègue. Entre amusement et réelle surprise, l’autre étoile hésitait entre rire franchement ou se réjouir.
— Oui, bon, comment on fait, du coup ? insistait le danseur mal à l’aise.
— Attends, attends, c’est pas ta grand-mère au moins ?
— Putain, Loup, on m’attend sur scène, tu peux juste répondre à la question et garder tes commentaires pour tes potes ?
— Charmant, se renfrogna-t-il en croisant ses bras contre son torse en sueur. C’est à tes frais pour le vol aller-retour, déduit de ta paie, mais pour le logement sur place, il ou elle pourra partager le tien…
— Elle.
— M’en fous, rétorqua Loup. Assure-toi juste que ce soit du sérieux, invite pas ton plan cul.
— Parce que…?
— Parce que l’institution la considérera comme officielle, et Google aussi très rapidement. Alors si c’est juste histoire de t’envoyer en l’air, t’auras de quoi te fournir sur place. Largement.
Dorian avait déjà tourné les talons. L’information collectée, il n’avait plus rien à faire ici, malgré les hurlements de Loup dans son dos.
— Passe par Sylvie pour les démarches, Jeez, mais j’espère pour toi que c’est sérieux, sinon t’en as pour des années à faire retirer son nom de partout. Tu pourras pas dire que j’t’ai pas prévenu ! beuglait-il encore bien après que Dorian ait disparu de son champ de vision.
Son nom. Était-ce réellement un problème ? Il était déjà partout, son nom. Sauf, peut-être, sur le livre qu’elle s’évertuait à écrire. “Deux minutes avant le lever de rideau. Deux minutes. Danseurs en place” entonna la douce voix de la régisseuse se répercutant en écho dans tous les haut-parleurs des coulisses. Joséphine devait déjà être en place, elle. Dans la salle. Dans la même loge que pour les sept dernières représentations. Oui, son nom était déjà partout, jusque sur ces cartons d’invitation qu’elle accumulait, collectait et collectionnait. Il les avait vu dans sa chambre juste à côté de la boule à neige. Mais avant de lancer les démarches, il devrait en parler avec elle.
— Je vais partir en tournée…
Qu’il avait été difficile de formuler à voix haute ce simple état de fait. Un aveu qui sonnait comme le point final d’un moment qu’il aurait souhaité étirer dans le temps. Dorian aurait pu conserver cette information pour lui encore un peu, juste un peu, au moins jusqu’au matin. Mais il aurait eut le sentiment de lui mentir, de profiter d’une stabilité illusoire qu’il enverrait valdinguer avec une simple phrase. Cette phrase qu’il venait d’énoncer et qui sembla plomber chaque atome de la pièce. Même l’air environnant semblait pesant.
— Quand ? expira finalement Joséphine après avoir meurtrie ses lèvres un moment.
— Je n’ai pas les dates exactes…
— Quand, Dorian ? tonna-t-elle cette fois avec un autoritarisme teinté d’éclats d’urgence.
— D’ici une dizaine de jours ?
Et que ce point d’interrogation final pouvait être agaçant, aussi. Il n’en savait rien, il ne faisait que supposer à partir du peu d’informations qu’on lui avait apportées quelques heures plus tôt.
— Combien de temps ?
— Une quinzaine de jours ?
Dorian n’en aurait la certitude qu’en s’informant du contrat de prêt. La durée et la fréquence de représentations lui échappaient encore. Si les représentations s’étalaient sur quinze jours, alors la durée de l’absence serait bien plus longue entre la reconnaissance du terrain et les répétitions avec le ballet local.
— D’accord, concéda-t-elle avant de s’en venir retrouver la cachette de son cou.
Quoi ? C’était tout ? Ni éclat de voix, ni reproche ? Ni même un peu de contrariété ?
15 commentaires
M.G. Margerie
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Il y a 7 mois
ambre_revant
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Il y a 10 mois