Ophélie Jaëger L'albatros 41. Duplex (3/4).

41. Duplex (3/4).

Dorian avait éteint toutes les lumières et, depuis le canapé, les yeux rivés sur la verrière, ils profitaient des éclats colorés de ce qui devait être d’un faste ostentatoire. Le ciel s’embrasait de bleu, de vert, de rouge, puis pétillait ses paillettes dorées. En tendant l’oreille, on pouvait même percevoir l’écho lointain du concert donné aux pieds de la grande dame. Du champagne dans des verres à moutarde, des makis dans l’estomac, Joséphine abordait cette nouvelle année un sourire de ravissement aux lèvres. Son portable s’accordait sur le son et lumière de la ville de Paris, mais elle l’ignorait royalement. Elle aurait jusqu’au 31 janvier pour souhaiter la bonne année à tous ces gens qui cherchaient à la contacter, alors que cet instant-là, précieux et fugace, ne durerait pas éternellement.


Lorsque la municipalité décida que le budget de la Ville avait suffisamment été grevé, Dorian ralluma les lumières, rapprocha la table basse et les sushis entamés, et l’un en face de l’autre, adossés à leur accoudoir respectifs, membres enchevêtrés, ils s’adonnait au jeu des questions/réponses initié par Joséphine.


— Couleur préférée ? demandait-elle avant d’avaler un maki imbibé de sauce soja sucrée.

— Hum… Bleu ?

— T’es pas sûr ?

— J’avoue avoir du mal à me projeter dans un engagement longue durée avec une couleur.


Joséphine ne répondit que par un rictus ponctué d’un soupir désabusé.


— T’en as une, toi ? enchaîna-t-il pour mieux faire oublier sa moquerie.

— Vert, répondit-elle sans l’ombre d’une hésitation.

— Ok, chanson préférée ?

— Bourrée ou sobre ?


Ce fut au tour de Dorian de marquer l’arrêt, un sushi à l’orée de lèvres.


— Heu… Sobre ? répondit-il, hésitant, un sourcil plus haut que l’autre.

— Nina Simone, I put a spell on you.

— Ce qui fait parfaitement sens…

— Non, attends ! Feeling good, mais Nina Simone toujours. Et toi ?


Téléphone à la main, le danseur chercha un instant avant que tout le salon ne se mette à résonner de la voix chaude et envoûtante d’une Nina chantant son enthousiasme vis à vis de cette nouvelle aube, ce nouveau jour, cette nouvelle vie… pour elle.


— Difficile de n’en choisir qu’une, confia-t-il le regard ailleurs, Bohemian Rhapsody, peut-être ?


Joséphine l’aurait imaginé répondre par un morceau classique, une Passion, qu’elle soit selon Saint Matthieu ou Saint Jean, de Bach ou de Pergolèse, mais sa réponse à l’instant n’était surprenante que par l’impudeur qu’elle revêtait.


— Et la chanson bourrée, c’est quoi le concept ? reprit-il dans un raclement de gorge.

— Eurovision 1988, Céline Dion, Ne partez pas sans moi.


Presque instantanément, le salon troqua Nina pour Céline. Dorian n’avait pas achevé de déposer son portable en sûreté que Joséphine sautait à pieds joints sur le canapé. Debout, sans le taux d’alcoolémie le justifiant, elle se lança dans un concert privé. Tout y était, les paroles qu’elle connaissait par cœur jusqu’aux vibratos, mais aussi la gestuelle et l’air habité par la démence, le démon, ou les deux. Sur la dernière note étirée jusqu’à l’infini, la dernière injonction à ne pas partir sans elle, le danseur étira les bras pour accrocher la taille de la chanteuse du jour de l’an et l’attirer à lui.


— Et toi ? demanda-t-elle en s’écrasant à bout de souffle contre lui.

— Je ne chante pas, et je suis rarement bourré.

— Oh, allez ! T’as bien une chanson doudou qui te rebooste quand ça va pas ?

Killing in the name.


Pardon ? Rage Against The Machine ? Joséphine releva le nez si vivement qu’elle manqua cogner son menton avec le sommet de son crâne.


— Non, n’y pense même pas, il n’y aura aucune démonstration.

— Même pas un petit “fuck you, I won't do what you tell me” ?


L’homme ne sut retenir un sourire alors même qu’il secouait la tête d’exaspération, et contre toute attente, déclencha un éclat de rire de surprise chez Joe lorsqu’il lâcha l’insulte finale du morceau suivi du “Huh” tonitruant.


— Ça ferait un bon titre pour le chapitre 9, ça, se moqua-t-elle avant de se relever brusquement en réalisant : faut que tu lises ce que j’ai écrit !

— Maintenant ? Mais il est une heure du mat, Joséphine !


Depuis le canapé où il s’était redressé, il observait la petite fureur arpenter l’appartement à la recherche de son sac. Elle le retrouva dans l’entrée et s’empressa de revenir sur ses pas, armée de son précieux MacBook.


— Oui, alors désolée de vous décevoir, mais j’ai un métier qui m’oblige à faire autre chose en ta compagnie que de me foutre à poil.


Elle s’était réinstallée en tailleur sur le canapé et allumait la bête sous le regard désespéré du danseur.


— Tu peux faire les deux en même temps, c’est pas incompatible, tenta-t-il en tirant sur une manche du pull trop grand qu’elle arborait comme à son habitude.

— Tu ne crois pas si bien dire, rétorqua-t-elle en déposant ordi et document ouvert sur les cuisses d’un Dorian soudain très attentif. Je vais prendre une douche pendant que tu lis les chapitres 8, 9 et 10.


L’avantage de cet appartement, contrairement à la mansarde, était qu’elle n’avait pas à souffrir l’observation de la lecture de ses mots. Dans sa petite chambre, elle ne pouvait fuir, contrainte à l’immobilisme, il lui fallait détourner les yeux pour ne pas être le témoin oculaire de l’exposition de ses propres tripes. Dorian pensait qu’elle le mettait à nu, mais semblait ignorer qu’au travers de ces mots, ces phrases et même ces ponctuations, elle se livrait bien plus qu’elle ne le livrait lui.


Cette fois, elle prenait la fuite. Le contexte le permettait. Elle s’autorisa même à traîner quelque peu une fois sa douche achevée, s’assurant que Dorian aurait bien eu tout le temps nécessaire à sa lecture. Elle n’avait pas prévu d’affaires de rechange. Joe avait hésité en préparant son sac, mais n’ayant aucune idée du programme, elle avait jugé que cela pouvait paraître présomptueux de sa part. Elle n’avait pas voulu se créer de faux espoirs. Désormais qu’elle se trouvait dans sa salle de bain, enroulée dans sa serviette éponge, elle se sentait juste bien sotte.


Tu as aimé ce chapitre ?

11

11 commentaires

Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.