Fyctia
40. Mystères (1/4).
Joséphine avait ses habitudes, désormais. Elle arrivait toujours en avance, et dès l’ouverture des portes, grimpait les quelques degrés la menant à Paco dans sa boîte à sel. C’était là que l’attendait son invitation, dans cette enclave de bois lustré. Un cercle parfait au sein duquel siégeait le Chef Contrôleur. Paco. Le seul italien qu’elle connaisse qui soit à la fois de petite taille et… blond. A force, ils avaient sympathisé, et le Contrôleur lui avait expliqué que le terme “boîte à sel” datait de l’époque où on y rangeait les sels à destination des femmes corsetées qui défaillaient avec la régularité d'un métronome. Désormais, on y dissimulait un défibrillateur. Moins romanesque, certes, mais le terme était resté.
Après quoi, elle s’en allait rejoindre la loge qui lui était allouée. Dorian s’arrangeait toujours pour qu’elle y soit seule, ou presque, et son avance lui permettait d’extraire son ordinateur de son sac et d’en martyriser le clavier jusqu’au lever de rideau.
Mais pas ce soir.
Ce soir, il y avait foule. Tout Paris semblait s’être donné rendez-vous dans cette salle en particulier. Paris, et la province aussi. Joséphine notait les accents chantants, la lueur d’émerveillement dans les regards qui parcouraient les ors et le pourpre. Plus l’ombre de la moindre feinte lassitude de ces parisiens qui ont déjà tout vu, tout vécu. Ce soir, place à la fascination et aux exclamations sonores. A ses côtés un couple avec enfant s’était installé. La fillette endimanchée scrutait le lustre avec intensité. Entre ses doigts, une édition malmenée de Gaston Leroux. Le fantôme de l’Opéra. L’autrice en esquissa un premier sourire.
— Il ne va pas tomber, lui promit Joséphine dans un murmure.
— Sûr ? hésita l’enfant, son regard oscillant entre cette inconnue et le lustre* objet de son inquiétude.
— Certaine.
Intriguée, la petite fille d’une dizaine d’années agita ses tresses avant de reporter son attention complète sur Joséphine, son ordinateur et sa tenue tellement normale qui détonnait parmi tous les festoyeurs d’un soir.
— Mais… le fantôme ? chuchota l’enfant une main contre sa joue comme pour mieux occulter la conversation à ses parents.
— Il est moins en colère désormais, lui répondit Joséphine sur le ton de la confidence.
L’enfant plissa des paupières comme pour mieux jauger de la crédibilité des arguments avancés par cette adulte étrange.
— Et pourquoi ça ? provoqua l’enfant pas encore décidée à lui accorder sa confiance.
— Tu peux garder un secret ?
La petite secoua vivement ses tresses et avança sur son siège en direction de l’autrice. Elle était ferrée. Joséphine en pinça son sourire amusé avant de se pencher vers la gamine.
— Il a une amoureuse, glissa-t-elle à son oreille.
Une petite main contre ses lèvres, la fillette étouffa une exclamation de surprise. Satisfaite, Joséphine se redressa afin de refermer son ordinateur et l’envoyer rejoindre l’étau protecteur de son sac. Elle amorçait son départ, quittant l’assise de son propre siège, le sac sur l’épaule, lorsque l’enfant déposa une main hésitante sur son avant-bras.
— Où tu vas ?
— Je cède ma place à ton papa.
Sur le deuxième rang, le père la remercia d’un signe de tête.
— Mais… Et le spectacle ? s’indignèrent les tresses.
— Je l’ai déjà vu mille fois.
Sept fois, en réalité. Mais sept fois en sept jours. Alors elle pouvait bien offrir ce premier rang à plus méritant. Comme ce papa qui allait se coltiner un ballet classique dans la plus pure tradition juste dans le but de satisfaire son enfant admiratrice des œuvres de Leroux.
— Mais ce soir, fais bien attention à Albrecht* lorsqu’il sera sur scène, reprit Joséphine en se penchant par-dessus l’épaule de la petite. Ne le répète à personne, mais c’est le fantôme qui danse son rôle.
La gamine écarquilla de grands yeux en se tordant le cou pour percevoir la jeune femme qui s’était redressée et amorçait un retrait stratégique, soudainement drapée d’une aura de mystère.
— Comment tu sais ? chercha-t-elle à savoir tandis que les lumières se tamisaient et que le silence se faisait dans la salle.
Une main sur la poignée de la porte de la loge, l’index de l’autre contre ses lèvres, Joséphine jeta des regards à la ronde comme pour mieux vérifier qu’elles n’étaient pas épiées, avant de confier du bout des lèvres :
— C’est moi son amoureuse.
Et la porte de loge se referma sur l’expression de surprise teintée de fascination que lui renvoyait le visage poupon de l’enfant rêveuse. Ce soir n’était plus seulement le 31 décembre. Ce n’était pas non plus le jour où ses parents avaient cassé leur PEL pour offrir à leur fille une soirée inédite. Cette nuit, leur érudite progéniture avait croisé un fantôme dansant en pleine lumière, et ses amours clandestines.
* Lustre : dans l'œuvre de Gaston Leroux, le fantôme se venge en faisant tomber le lustre sur le parterre en pleine représentation. (inspiré d'un fait divers, en 1896 un contrepoids du lustre est bel et bien tombé, faisant une victime en loge)
*Albrecht : rôle principal masculin du ballet Giselle.
6 commentaires
Mikazolinar
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Il y a 10 mois