Ophélie Jaëger L'albatros 40. Mystères (2/4).

40. Mystères (2/4).

Joséphine avait passé le reste de la soirée à épier les passages dudit fantôme. Lorsqu’il n’était pas sur scène, elle n’était pas dans la salle. A force, elle connaissait la partition sur le bout des doigts. Le reste du temps, elle errait dans les pourtours, faisait cliqueter son clavier, savourait le calme et le privilège de ce lieu qu’elle possédait pour elle seule. Lorsque les premiers applaudissements se faisaient entendre, Joe rejoignait sa place. Elle était devenue ce point lointain que le danseur fixait pour mieux occulter tous les autres. Raison pour laquelle son carton d’invitation annonçait toujours le même emplacement. Une loge et un siège bien particulier, afin que Dorian n’ait pas à fouiller de son regard pour la retrouver. Elle verrouillait ses prunelles aux siennes, et restait indifférente aux remarques qui assaillaient ses tympans.


Car durant les saluts, les dernières résistances, les dernières réticences cédaient la barrière du savoir-vivre et de la politesse. On cancanait, on ragotait. On critiquait la faiblesse des uns, le manque de coordination des autres. On s’improvisait expert et donnait son avis sur une chorégraphie, une partition auxquelles on ne connaissait rien, on ne comprenait rien. Et on fantasmait un peu aussi. D’aucun sur les danseuses, d’autres, et c’était là toute la pénibilité de l’exercice, sur lui. Et ils étaient nombreux à ne venir que pour lui. On s’interrogeait sur son orientation sexuelle mais bien peu sur sa vie sentimentale. Ça n'avait pas la moindre importance, n’est-ce pas ? Un fantasme offre le loisir de pouvoir prétendre qu’il ne résistera pas.


Cela ne s’arrangeait pas tandis qu’elle patientait à l’ombre de la rue Scribe. Les admirateurs téméraires qui poussaient l’audace jusqu’à contourner le bâtiment et patienter dans le froid à l’entrée des artistes étaient les plus loquaces. Et parmi eux, les plus irrespectueux aussi. Ici, on commentait le physique comme au salon de l’agriculture. Ainsi, Joséphine apprit-elle que le fessier de Dorian demeurait sa qualité principale, suivi de près par ses traits anguleux et harmonieux, son regard réfrigérant, et bien évidemment ce torse qui faisait, depuis peu, la promotion d’un grand joaillier de renom. Il occupait les pensées lubriques, il arpentait les rêves suffocants. On l’envisageait, on le détaillait comme du bétail. Il n’était plus ni homme, ni athlète, mais objet ravissant entre des lèvres avides.


Joséphine devait masquer son outrage, tempérer son palpitant, et ne jamais se laisser voir ou prendre. Elle demeurait en périphérie, dans l’angle mort de cette meute qu’elle exécrait. La jeune femme n’entrait plus en coulisses. Son badge n’était plus effectif depuis une quinzaine de jours, de toute façon. Elle aurait pu exiger sa remise en service, mais pour quoi faire ? Patienter dans le secret de sa loge puis opérer des sorties différées pour ne rien laisser paraître ? Non. Cette position n’aurait rien eu d’enviable. Et puis, elle préférait le voir danser.


Lorsqu’il la rejoignait, dans l’angle de la rue, ils marchaient côte à côte pendant un moment, avant que, jugeant la distance suffisamment creusée avec son lieu de travail et sa cohorte affamée, il ne s’empresse de lui voler un baiser et d’accrocher sa main. L’étoile avait beau se plaindre du secret dont elle le revêtait aux yeux de son entourage, il en faisait de même dans le cadre de son emploi. Auprès du cercle très fermé de la danse, Joséphine n’existait pas. Est-ce que cela lui pesait ? Un peu. Est-ce qu’elle s’en plaignait ? Jamais.


— Où va-t-on ? demanda-t-elle tandis qu’ils remontaient le boulevard de la Madeleine.


Il ne lui avait fourni aucune indication, aucun indice. Dorian avait seulement demandé à ce qu’elle lui accorde son 31 décembre, dans la mesure où elle avait obtenu de lui le 24. Certes, Joséphine n’était en rien responsable de son invitation pour Noël, seule Eliane était à blâmer, mais puisque son exigence était bien plus alléchante que tout ce qu’elle aurait pu envisager, elle s’était empressée de sceller le deal. Il l’avait prévenu trois jours en amont, et depuis le mystère demeurait entier.


— Tu verras, éluda-t-il dans un sourire florentin.


Pourquoi tant de secret ? N’était-il pas encore au fait du besoin de Joséphine de se préparer, de se conditionner ? Elle avait horreur de l’inconnu, elle devait pouvoir se le représenter, le visualiser juste assez pour l’apprivoiser et se le rendre acceptable. Se rendaient-ils à une soirée ? Chez des amis ? Dorian avait-il des amis, au moins ? En dehors de ceux de Brest, évidemment. Ce ne pouvait être ses collègues puisqu’elle n’existait pas pour eux. Alors quoi ? Quand elle l’avait questionné sur le dress-code, il avait simplement haussé les épaules. “Aucun” avait-il consentit à lui offrir. Evidemment, elle avait émis l’hypothèse de s’y rendre nue. Sans autre effet que de finir essoufflée sous l’assaut du danseur. Aussi, c’était en jean et baskets qu’elle le suivait dans les rues parisiennes jusqu’à ce point de chute bien mystérieux.


Il n’était guère plus habillé qu’elle, et sur ce point, ils ne détonnaient pas l’un de l’autre. Joséphine en fut soulagée. Elle n’appréhendait rien tant que de surgir complètement déplacée au milieu d’une soirée très habillée. Mais peut-être que Dorian avait mal compris ? Peut-être n’y avait-il accordé que peu d’importance ? Ce n’était pas le propre des hommes que de se soucier de ce genre de détail vestimentaire. Et s’il s’agissait d’une soirée déguisée ? Il valait mieux ça que l’inverse, se pointer déguisé en Winnie the Pooh à une soirée parfaitement normale. Trop tard, le doute s’était installé, et Joséphine réfléchissait à toute allure à une excuse qui pourrait expliquer leurs tenues bien trop quotidiennes. Cela dit, avec leurs manteaux longs, s’ils ceinturaient bien la taille et arboraient un regard sérieux et sévère…


— Qu’est-ce que tu complotes encore ? se réappropria-t-il son attention en la scrutant avec inquiétude.

— Mulder et Scully, acheva-t-elle sa réflexion à voix haute.


C’était un peu tiré par les cheveux, mais elle avait un atout dans sa manche : personne n’oserait jamais contredire Dorian. S’il affirmait qu’ils étaient Mulder et Scully, alors ils seraient Mulder et Scully. Honnêtement, même avec Tic et Tac, ça passerait.


— Finalement, le silence est moins inquiétant que lorsque tu parles, laissa-t-il entendre en l’entrainant vers la droite.


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15 commentaires

Marion_B

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Il y a 10 mois

Sympa de voir leur quotidien qui s'installe et hâte de découvrir la soirée. Est ce quodette organise un Truc?
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