Fyctia
33. Odette (3/4).
— On ne viole aucune loi, tout va bien. Détends toi, et fais comme moi.
Et détendu, il le paraissait, lui. Après avoir accroché la main de Joséphine, comme il semblait que cela soit devenu son habitude, il zigzagua parmi les convives, souriant aux uns, saluant les autres. Toute cette foule ne leur prêtait qu’une attention passagère, un peu de reluquage par moment auquel Joséphine mettait fin d’un regard assassin. Dorian avisa quelques places libres à une table occupée par une nonagénaire piquant du nez dans son assiette, et y conduisit la jeune femme.
— T’es sûr de ton coup, là ? l’interrogea-t-elle tandis qu’il tirait une chaise et l’invitait à s’y asseoir.
D’un mouvement de tête, Joe désigna la vieille femme dont le menton reposait à présent contre sa généreuse poitrine ornée de perles de culture.
— Dans ce genre d’évènements, toujours se placer à côté des aïeux. La famille sera trop contente qu’on s’occupe d’eux pour se poser des questions.
— Ouais, enfin si elle claque, on sera les premiers suspectés aussi.
Tous deux jetèrent un coup d'œil suspicieux à la vieille dame, ses yeux clos, son immobilité, son teint cireux, ses bras ballants de chaque côté de sa chaise. Est-ce qu’elle… Un ronflement caverneux, solitaire et épouvantable les détrompa. Dans son sursaut, Joséphine venait de tomber sur la chaise offerte, et la paume contre un cœur erratique se retrouvait tout à côté de la grosse Bertha.
— Je reviens, annonça le danseur en reculant.
— Quoi ? Non ! Tu ne me laisses pas seule avec cochonou d’outre-tombe, là !
Comme pour ponctuer cette détresse, ladite cochonou relâcha un deuxième coup de tonnerre buccal. Joséphine sursauta de nouveau et Dorian s’éclipsa dans un éclat de rire. Traître. Très mal à l’aise, l’autrice observait tout alentour et offrait son plus beau sourire crispé. Il était parti où ? Est-ce qu’il revenait dans longtemps ? Et si on lui demandait ce qu’elle faisait ici, entre-temps ? Heureusement, son absence ne fut que de très courte durée, puisqu’elle le vit fendre la foule en trimballant au-dessus de toutes les têtes une assiette et deux verres. Une assiette gigantesque qu’il déposa en offrande devant Joe. La jeune femme dû se retenir de toutes ses forces afin de ne pas lui jurer amour éternel en échange de profusion d’aliments tous plus appetissants les uns que les autres.
— Oh mon dieu, t’es un génie ! s’exclama-t-elle avant de se jeter sur un petit four au saumon.
Un sourire accroché aux lèvres, Dorian s’installa à ses côtés et l’observa dévaliser l’assiette façon aspirateur à bouffe pendant qu’il sirotait tranquillement sa coupe de champagne.
— Tu aurais pu me le dire plus tôt que tu n’avais pas mangé depuis huit jours, lui lança-t-il sarcastique.
— Ne jamais se plaindre, souffrir en silence. Endurer, supporter, ça forge le caractère, récita Joe un doigt en l’air et la bouche pleine.
Dorian en avala son champagne de travers et toussota sa surprise.
— Pardon ? articula-t-il péniblement. C’est quoi ? Le règlement intérieur des Jeunesses Hitlériennes ?
— Non, juste les principes d’éducation de mon père.
— Chouette, pas toxique du tout, c’est bien ça…
— D’mon temps on jetait les gosses à la flotte pour leur apprendre à nager, tonna la vieille qui n’avait plus lâché le moindre ronflement depuis un moment.
Une intervention qui fit sursauter Joséphine pour la sixième fois depuis leur arrivée. Les deux paupières entrouvertes, la nonagénaire dardait son regard quasi-séculaire sur Joséphine. Un regard glaçant, un regard terrifiant. Puis elle étira ses lèvres fripées en un sourire qui illumina le reste de ses rides.
— Ça en a tué certains, mais les survivants font encore quelques pied-d’nez à la faucheuse, poursuivait-elle en reniflant. Z’êtes qui, vous autres ? Non, parce que j’ai p’t’être un âge canonique et des fuites urinaires, mais j’sais encore qui qu’est dans ma famille et qui c’est qu’y est pas.
— Joséphine, répondit la jeune femme en optant pour l’honnêteté.
— Et gueule d’ange ?
— Lui c’est Dorian, continua Joe face au mutisme de son compagnon. Désolée de nous incruster de la sorte, le personnel de bord nous a confondu avec des convives, et…
— Oula, bavasse pas trop, Pimprenelle, l’interrompit la vieille dame en récupérant la coupe des mains de Joe. J’m’en tamponne le coquillard qu’tu viennes taper dans l’buffet. Tu l’as certainement plus mérité qu’l’autre sale mioche à qui y zont r’fourgué mon prénom pour qu’elle figure sur l’testament.
— Vous êtes Odette ? voulu savoir Dorian.
— En chair et en arthrose, beau gosse ! Moi, et l’autre tête de pipe, là !
D’une main légèrement tressautante, elle désignait la reine de la soirée, une blondinette tout en dents autour de laquelle ondulait une foule d’hypocrites. Son corps famélique emmaillotée dans une robe de la dernière collection Elie Saab, la malheureuse portait sur ses traits quelques décennies de consanguinité.
— Mais vous voulez qu’j’vous dise ? reprit la vieille.
Non, pas spécialement, mais puisqu’elle s’était penchée en sa direction et que son haleine embaumait déjà son espace vital, Joe estima qu’il devait s’agir d’une question rhétorique.
— Elle aura rien, la gueuse ! Aucun d’ces pignoufs aura quoique ce soit, j’ai tout r’filé à mon chat ! Alors, qui profitent bien d’leur p’tite sauterie à mes frais, parce qu’c’est sûrement la dernière avant l’charbon. Donc, allez-y, mangez, dansez, amusez-vous, z’êtes mes invités !
— On va vous tenir compagnie, annonça Joe pleine de compassion pour cette femme dont personne ne venait s’enquérir.
— Ah que non ! Qu’est-ce vous feriez avec un fossile comme moi ? Puis z’avez les yeux qui puent l’cul, ça m’coupe l’appétit. Barrez-vous !
Cette fois, Dorian recracha purement et simplement sa gorgée de champagne sur l’épaule de Joséphine. Trente-huit serviettes en papier tamponnées contre cette dernière plus tard, il s’excusait encore lorsque Joséphine se décida à suivre les directives de la vieille femme.
— Bon, on fait quoi maintenant ? demanda-t-elle après avoir récupéré une nouvelle coupe au bar.
— T’as entendu Odette ?
Heu… oui, mais…
— On va danser ? acheva-t-il sa proposition sous un soupir de soulagement de Joséphine.
Quoique le soulagement fut de courte durée quand elle réalisa que Dorian était sérieux. Elle avisa la piste de danse où Ginette et Maurice tentaient un tango sur du Taylor Swift, tandis que des adulescents s’esquintaient les poumons en hurlant les paroles.
— Heu… J’sais pas danser, moi, l’informa-t-elle avec sérieux.
— Ce n’est pas vraiment de la danse, rétorqua-t-il en lui ôtant sa coupe pour la reposer sur le bar.
Oh bah, elle n’avait pas le choix, dirait-on. Dorian fit quelques pas en direction de la piste, mais Joséphine marqua sa désapprobation en campant sur ses positions, bras croisés et pointe du pied matraquant le parquet. Le danseur étendit bras et paume dans sa direction.
10 commentaires
WildFlower
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Il y a un an