Fyctia
32. Servante (3/4).
La jeune femme arracha son attention de ce bijou qu’il venait de lui offrir pour la reporter sur l’homme qui semait ses douloureuses confessions au prix d’efforts qu’elle lisait sur son visage.
— Tu n’aimes vraiment pas parler de toi, constata-t-elle avec une pointe de culpabilité.
— Je me dis que si je le fais, tu le feras peut-être aussi ?
Joséphine nota le reproche si peu subtil, mais ne sut réprimer un discret sourire. Si elle avait pensé que sa précédente complainte n’avait pour but que de riposter en dénonçant sa propre incapacité à parler d’elle, il venait de lui prouver le contraire. Il était vraiment intéressé, alors ?
— Tu veux savoir quoi ? proposa-t-elle conciliante.
— En partant du postulat que tu es un livre ouvert mais renversé sur sa tranche, je dirais… tout ?
— Ouh, ça use du champ lexical de la littérature pour m’amadouer et ça dit ne pas me connaître, moqua-t-elle dans un éclat de rire. Enchantée, Joséphine Orsini, 26 ans, vierge ascendant scorpion, claustrophobe et hypersensible.
Elle s’était plantée devant lui, et lui tendait sa main pour une présentation formelle. Main dont il se saisit et qu’il secoua lentement.
— Ravi, répondit-il dans un sourire gravitant jusqu’à ses yeux. Viens donc t’installer sur le proscenium, Joséphine-Orsini-vierge-ascendant-scorpion, que je m’occupe de tes pieds.
Proscenium ? Dorian ne lui laissa pas le temps de poser la question, et l’entraîna jusqu’à l’avant-scène depuis laquelle il sauta dans la salle. Pardon ? Devait-elle faire pareil ? La scène n’était pas extrêmement haute, mais suffisamment pour qu’un saut l’ampute de ses deux chevilles.
— Assieds-toi, ordonna-t-il en tapotant le plateau.
Et elle s’exécuta, soulagée de ne pas avoir à se lancer dans un remake ringard de Dirty Dancing. Pourtant, sa robe se prêtait bien à la reconstitution historique. Les mains sagement glissées entre ses cuisses, elle attendait une quelconque directive en l’observant déposer une petite trousse à ses côtés, et en extraire pansements et tube de crème.
— Donne-moi ton pied, ordonna-t-il après s’être installé dans un des fauteuils de salle.
— Tu ne veux pas ma main, plutôt ?
Elle regretta aussitôt son incapacité à résister à un bon mot, et mordit ses lèvres face au regard qu’il lui lançait depuis son contrebas.
— Trop tôt ? demanda-t-elle.
— Définitivement, confirma-t-il.
Et, lassé d'attendre, il attrapa ses jambes, accrocha ses chevilles, et la força à s’avancer légèrement sur son fessier. Une foule de questions absurdes se bousculèrent dans son esprit : avait-elle bien épilé ses jambes ? Avait-elle pensé à repasser un coup de vernis sur ses orteils ? Angoisses ridicules qu'elle se garda bien de lui communiquer. Délicatement, Dorian ôta la poussière de ses pieds sales, et toujours aussi délicatement, caressa, examina, chercha puis trouva chacune des plaies provoquées par les chaussures. En silence, il s'employa à déposer un peu de crème sur chacune d'entre elles avant de masser doucement, sans lui occasionner la moindre douleur.
Il était tellement concentré qu'elle en développa une forme de fascination. Incapable de détourner le regard, elle se sentit rapidement submergée par une vague indescriptible, comme une chaleur pétillante grimpant de son estomac jusqu'à son thorax, dévastant tout sur son passage pour ne laisser subsister que cette envie grandissante, ce besoin de prendre soin de lui à son tour. Après la crème dont elle n'avait jamais entendu parler, il appliqua sur chaque petite blessure un pansement translucide qui soulageait immédiatement et protégeait chaque zone à vif. Un véritable miracle vu l'état dans lequel elle avait retrouvé ses pieds après quelques heures de port d'escarpins. Lorsqu'il eut terminé, la seule douleur subsistante fut cette contraction du coup de pied et de la voûte plantaire, due à sa très maigre expérience du talon haut.
Alors qu'elle pensait qu'il en avait fini avec ses pieds, il entreprit de masser chaque point sensible, réchauffant muscles et articulations. Ses pouces s'enfonçant et se déplaçant contre la plante de son pied lui déclenchèrent un flot de sensations aussi diverses que variées. Joséphine passa de l'apaisement à l'excitation, de la détente à un palpitant frénétique, jusqu'à ressentir une forme de papillonnement juste sous son crâne. Pendant un court instant elle se demanda s'il s'était déjà occupé de quelqu'un d'autre comme ça, et puis elle oublia ces questionnements sitôt qu'il changea de point de pression contre son pied. En appui sur ses mains, les paupières à moitié closes, elle continuait de l'observer entre ses cils. Tout en lui apparaissait à la jeune femme d'une insoutenable beauté.
— Dorian Jézéquel, 29 ans, scorpion ascendant vierge, terrifiant mais terrifié.
Sa voix, trouant le silence régnant dans la salle, la tira de son anesthésie locale et la força à rouvrir pleinement ses paupières.
— Terrifié par quoi ? interrogea-t-elle d’une voix timide et volontairement douce, comme pour ne surtout pas le brusquer.
— Là, maintenant, tout de suite… par toi.
Son regard si bleu avait quitté ses pieds pour remonter jusqu’à elle et cet ambre inquisiteur. L’azur s’y était fait intense et triste, comme s’il la mettait au défi, l’avisait de ne pas s’y risquer davantage. Et le cœur de Joséphine rata un battement. Elle fut bien incapable de s’affranchir d’une réponse. Dorian ne le lui demanda pas. Profitant du silence, il quitta son siège et après avoir retourné l’attirail à la trousse de secours, remonta sur scène à la seule force de ses bras.
— Ca se manifeste comment, l’hypersensibilité ?
Un bout d’index grattant la base douloureuse de son chignon, Joe réfléchissait. C’était à la fois difficile et terriblement intimidant que de devoir conter ce qu’elle vivait comme un handicap. Ce n’était pas juste une façon de dire qu’elle était un peu trop émotive ou à fleur de peau. Il ne s’agissait pas d’une coquetterie visant à expliquer un caractère colérique. C’était un contrôle de chaque instant, une incompréhension du monde permanente, et un isolement depuis la première cour de récréation.
— Je déborde, finit-elle par avouer sans parvenir à fixer autre chose que ses pieds. C’est comme déambuler à travers le Monde sans vêtement d’une part, mais sans épiderme non plus. Les chairs et les nerfs à vif, on ressent tout de manière décuplée. Mes émotions me vampirisent, et si je n’y prête pas attention, j’y laisse jusqu’à la dernière miette de raison. Alors je plonge et c’est la noyade.
Ses doigts n’avaient de cesse de triturer ce chignon de plus en plus pesant, et sa myriade de pinces qui semblait vouloir trouer le crâne de la jeune femme. Sans y prêter attention, elle en ôta une particulièrement douloureuse, et en soupira de satisfaction.
10 commentaires
WildFlower
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Il y a un an