Fyctia
32. Servante (2/4).
— Y a des trucs ? Quels genres de trucs ? poursuivait-elle dans sa panique.
Certes, le rire l’avait mise sur la voie de la moquerie, mais désormais que Dorian avait glissé cette idée dans son esprit, elle y faisait son chemin tranquillement. Que savait-il, que savait-elle des choses tapies dans la pénombre ? Sa mansarde refaite à neuf recevait quelquefois la visite d’une araignée ou deux, alors un vieux bâtiment impérial comme celui-ci… Et Joséphine était pieds nus ! Elle crut d’ailleurs sentir quelque chose effleurer son mollet. Est-ce qu’il y avait des rats ? Toute à sa frayeur, et dans un cri terrifié, elle fit volte-face et entreprit d’escalader n’importe quoi à sa disposition. En l’occurrence, un danseur qui ne cessa de rire que pour mieux réceptionner l’apprentie acrobate.
— J’ai senti un truc, murmura-t-elle après avoir noué ses jambes autour de son bassin et ses bras autour de son cou. Un très gros truc !
— Et je me retiens très fort pour ne pas saisir cette perche, annonça-t-il en assurant sa prise d’un avant-bras.
Joséphine serra plus fort, meurtrissant ses cuisses contre le bassin de l’homme tandis que ce dernier se remettait en mouvement. Désormais, il gravissait chacune des marches en portant le poids mort de trouille d’une Joe qu’il ne parviendrait à déloger de là. Heureusement, il n’en restait que peu, et bientôt la jeune femme entendit le bruit caractéristique d’une ouverture de porte dans son dos.
— Tu redescends, Scoubi ? proposa-t-il en avançant toujours.
Joséphine rouvrit ses paupières qu’elle avait plissé à s’en faire mal, et jeta un coup d'œil à la ronde. Depuis son perchoir, elle percevait une lueur et les ténèbres tout autour. La seule source de lumière provenait de cette solitaire ampoule à nue vissée sur un haut pied, et elle ne suffisait pas à informer l’autrice sur l’endroit où ils se trouvaient.
— Non, annonça-t-elle alors en secouant la tête.
Et pour appuyer son affirmation, elle resserra sa prise contre son bassin, nouant ses chevilles afin de verrouiller sa position. Est-ce qu’elle en profitait ? Absolument. Après la solitude et le manque des derniers jours, elle savourait cette étreinte forcée et illégitime. Le manque, oui. Joe n’en prenait conscience que maintenant. Elle n’avait aucun droit de réclamer quoique ce soit, alors elle prenait d’assaut sous couvert de cette frayeur qu’elle ne ressentait plus trop.
— Tu as peur de quoi ? Du fantôme ? chercha-t-il à s’enquérir en poursuivant ses déambulations.
— Parce qu’il y a des fantômes en plus ? s’étrangla-t-elle à moitié.
— Un seul, celui de Gaston Leroux, et la servante nous en protège.
Le champagne montait à la tête de Dorian ou bien faisait-il un AVC ? Rien dans ce qu’il disait ne faisait le moindre sens pour Joséphine.
— La servante ? l'interrogea-t-elle en s’extirpant de son cou pour lui imposer toute la perplexité de ses yeux.
— La lampe, expira-t-il dans un souffle caressant ses lèvres bien trop proches.
La lampe ? Il fallut quelques secondes à la jeune femme pour parvenir à s’extraire de cette fascinante promiscuité, et s’astreindre à reporter son attention sur cette drôle d’ampoule sur pied, solitaire et désespérante d’inutilité dans sa fonction première : éclairer.
— On l’appelle la servante ou la sentinelle, poursuivait-il à voix basse. En anglais c’est la Ghost Lamp, et c’est d’un coup bien plus parlant. Sa mission est de veiller sur le plateau lorsqu’il est plongé dans le noir entre deux représentations. Elle éloigne les fantômes.
— Oh, se contenta d’émettre Joséphine en reposant un premier pied au sol.
— Si tu restes dans son halo, tu ne crains rien, continuait-il en comprenant qu’il venait d’hameçonner l’inspiration de l’écrivaine.
Joséphine venait de poser un deuxième pied au sol, et se détachait de lui pour s’approcher lentement de la fascinante sentinelle.
— Quoi d’autre ? insista-t-elle avec la voracité de l’enfant qui aurait raté l’heure du goûter.
— Le lundi soir est appelé Ghost Night. Traditionnellement c’est le soir de relâche dans les théâtres, et les fantômes reprennent leurs droits sur le lieu. D’où l’intérêt de la Ghost Lamp.
Les mots virevoltaient jusqu’au chignon de la jeune femme. Elle pouvait presque les visualiser être aspirés et absorbés par son esprit tandis que ce dernier, armé d’un fil d’argent, cousait tout autour quelques contes fantastiques. Les pieds nus de Joséphine arpentaient le sol tâché de l’éclat de la sentinelle. Elle tournait autour de cet objet comme s’il revêtait brusquement un caractère précieux. Ce n’était plus une simple ampoule sur pied de ferraille, c’était une guerrière magique et séculaire. Dans sa tête, les idées hurlaient. Mais alentours, tout n’était plus que silence.
— Dorian ? appela-t-elle en réalisant enfin son isolement.
Pas de réponse, hormis quelques craquements trouant le mutisme des ténèbres.
— Dorian ? scanda-t-elle, cette fois, d’une voix d’où suintait l’impatience fébrile.
Un clac tonitruant lui répondit. Un bruit qui résonna dans une brusque explosion de lumière. Un éclat soudain et violent qui contraignit la jeune femme à clore ses paupières pour y retrouver la pénombre à laquelle elle s’était habituée. Un œil après l’autre, elle tenta de recouvrer la vue, et ce fut à l’ombre de ses cils qu’elle discerna le pourpre et les ors. La splendeur percuta Joséphine en plein estomac et, privée de sa voix, lèvres et yeux s’ouvrirent largement face à cette salle vide qui se dévoilait. Sous l’imposant lustre et le Chagall monumental, le parterre et les balcons étaient semblables à un écrin. D'interminables rangées de fauteuils pourpres lui faisaient face. La jeune femme se sentit écrasée et minuscule. Qu’en était-il lorsque chacun de ces sièges se trouvait occupé ? Comment supporter, encaisser, le poids de cette attention multiple en plus de la magnificence du lieu ? Comment s’en sentir capable ? Comment s’y sentir légitime ?
— Comment tu fais ? ânonna-t-elle en ressentant la présence du danseur avant qu’il ne s'immisce dans la périphérie d’un œil.
— Je ne vois rien, répondit-il sans que Joséphine n’ait besoin de préciser sa question. Les projecteurs sont braqués sur la scène et la salle est plongée dans le noir. C’est comme si je ne dansais que pour moi chaque soir.
— Mais… Tu dois bien le ressentir ? Rien qu’au moment des applaudissements, ou des saluts, lorsque la salle se rallume légèrement ?
Joséphine avait été témoin de son aversion profonde pour la foule et de ses attentions. Comment pouvait-il supporter que cet exercice se reproduise presque tous les soirs ?
— J’ai appris à fixer une seule personne dans la salle, un point le plus lointain possible qui me permet de faire abstraction du reste.
La main masculine s’empara de la bouteille que Joséphine détenait toujours, et Dorian ponctua sa phrase d’une rasade de champagne.
10 commentaires
WildFlower
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Il y a un an