Ophélie Jaëger L'albatros 31. Cassé (3/4).

31. Cassé (3/4).

Ses talons cliquetèrent contre les lames, lui tirant une grimace de douleur à chaque pas. Dorian avait disparu après les dernières tables. Il avait tourné sur la gauche et elle l’avait perdu de vue. Elle ne voulait pas courir, elle ne pouvait pas courir, mais consciente de ne jamais parvenir à le rattraper ainsi, elle accéléra le pas. L’urgence enflamma ses poumons, son estomac, sa gorge. Elle bifurqua à son tour dans cette grande salle plus longue que large. Dorian se trouvait en son centre.


— Attends, tenta-t-elle en étendant un bras comme si elle avait été en capacité de l’atteindre.


Ce n’était pas le cas. Et Dorian ne s’arrêta pas. Pas plus qu’il ne ralentit. Au contraire, il sembla même à Joséphine qu’il allongeait ses foulées.


— S’il te plaît, supplia-t-elle en tentant de couvrir la distance de sa voix.


Il n’entendait pas. Il n’écoutait pas. Et tourna une nouvelle fois à gauche, s’échappant au regard.


— Et merde, pesta Joséphine en accélérant à nouveau.


Tant pis si elle finissait avec les pieds en sang, elle ne rendrait pas les armes aussi facilement. Pourtant, en tournant à son tour, elle marqua une légère hésitation en découvrant que le parquet cédait la place à la mosaïque au sol. Ça glissait beaucoup, ça, non ? Et puis, il était passé où ? Après un large sas, Joséphine se trouvait à la lisière des pourtours, en face d’elle, les loges de la salle. Sur sa droite rien de plus qu’un escalier menant aux étages supérieurs, et sur sa gauche, après l’espace du grand escalier, le foyer dont on percevait les bruits de couverts et les éclats de voix. Et pas l’ombre d’un danseur. L’avait-elle définitivement perdu ?


Elle s’apprêtait à rebrousser chemin lorsqu’elle les remarqua de part et d’autre du sas. Deux doubles portes. Toilettes dames d’un côté, toilettes messieurs de l’autre. Est-ce qu’il…? Mais surtout, est-ce qu’elle…? Oui ! Joséphine accrocha la poignée dorée et n’hésita qu’un peu avant de faire tourner la porte sur ses gonds.


Dieu merci, il n’était pas affairé à l’urinoir ! Les deux mains en appui contre la faïence du lavabo, Dorian observait ses traits marqués et humides dans le reflet du miroir. Il accusa un sursaut en découvrant Joséphine s’y dupliquer à son tour.


— Tu es épuisante, l’informa-t-il en pivotant pour lui faire face.

— Et je m’en excuse, répondit-elle sur le même ton fatigué. De ça, et du reste.


Elle chercha à faire un pas en avant, mais le danseur l’immobilisa d’un index qu’il brandissait.


— Définition de “reste” ? demanda-t-il.

— De ne pas t’avoir appelé ? hasarda-t-elle pas très sûre d’elle.


C’était bien ce qui lui était reproché, n’est-ce pas ? Elle n’en était pas certaine. Si elle avait laissé les jours s’étirer avec culpabilité, à aucun moment elle n’avait envisagé que de l’autre côté il puisse subir son silence de la sorte.


— Quatre jours, Joséphine ! explosa-t-il.


Et tout ce que Joe entendit, ce fut son prénom, à nouveau, entre les lèvres masculines. Elle en réprima un sourire si malvenu, mais savoura cette petite miette de normalité. Alors elle en eut la certitude, la conviction absolue. Elle avait sombré. Natasha avait raison, Joséphine ressentait déjà depuis longtemps. Enfoncer sa tête dans le sable n’y changerait rien.


— Tu as mon numéro, il me semble. Qu’est-ce qui t’empêchait de m’appeler si tu trouvais le temps si long ? riposta-t-elle.

— C’est… C’est compliqué pour moi, avoua-t-il après un instant de silence.


Un aveu qui n’attendrit en rien Joséphine. Au contraire. Cette excuse lui apparaissait égoïste et injuste. On lui reprochait son silence, on l’acculait, on la bousculait jusque dans ses derniers retranchements, sans jamais tenir compte des difficultés relationnelles qu’elle éprouvait, mais il suffisait à Dorian d’énoncer une complication pour qu’il se retrouve disculpé de tout ?


— Parce que tu penses que de mon côté c’est super simple, peut-être ? s’énerva-t-elle alors. Tu crois pas que ça m’a accaparé la tête nuit et jour ? Alors quoi ? Tu aurais voulu que je t’appelle ? Pour te dire quoi ? Coucou, c’est moi, juste pour te dire que je suis terrifiée, allez, bisous ? Tu aurais préféré ça, peut-être ?

— Oui, l’interrompit-il dans un murmure à peine audible.


Un chuchotement qui fit taire Joséphine, l’obligeant à tendre l’oreille afin de s’assurer qu’elle n’avait pas imaginé cette intervention.


— Oui, répéta-t-il alors plus distinctement. J’aurais préféré ça au silence.

— J’insiste, hein, mais tu pouvais y mettre fin. On est deux. Tu peux pas me laisser porter la responsabilité de tout.


Les sourcils froissés de Dorian le demeurèrent un instant, avant qu’ils ne s’affaissent chacun de leur côté. Ses lèvres se pincèrent, sa tête se secoua. Il semblait si proche et si lointain en cet instant que Joséphine n’aurait eu qu’à tendre la main pour le toucher et le voir disparaître.


— Je pensais bien faire en te laissant respirer, avoua-t-il en contemplant ses pieds.

— Mais j’ai pas besoin de respirer, et faut surtout pas me laisser réfléchir en fait, s’insurgea-t-elle.

— Et je suis censé le savoir parce que… ? il avait relevé le nez, les yeux et le ton de sa voix. Tu ne me dis rien.


Il avait beau la contempler par en-dessous de cet air qui ne faisait naître que le désir de se lover sous son menton, l’accusation qui transpirait de sa voix agaça l’autrice une nouvelle fois.


— Parce que toi tu dis les choses, peut-être ? questionna-t-elle dans un soupir, les deux mains dans le dos tandis qu’elle s’appuyait contre la porte. Si le silence était une religion, tu en serais la divinité suprême.

— T’es pas mal non plus, fit-il dans un discret sourire.

— Tu plaisantes ? Je parle tout le temps !

— Jamais de l’essentiel.

— Définition de “l’essentiel” ? demanda-t-elle en le plagiant.


Si Dorian ne répondit pas immédiatement, sa bouche se tordit légèrement, comme s’il cherchait la meilleure formulation. Si ses paroles se faisaient rares, chacune semblait avoir été pesée, justifiée. Aussi, lorsqu’il entrouvrit ses lèvres à nouveau, Joséphine y prêta une attention toute particulière.


— Toi.


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9 commentaires

WildFlower

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Il y a un an

Oooh cette fin de chapitre 🤩

Marion_B

-

Il y a un an

Ouh et bine ça c'est une sacré belle décoration en un seul mot...

Marion_B

-

Il y a un an

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