Ophélie Jaëger L'albatros 31. Cassé (2/4).

31. Cassé (2/4).

Lorsque le parquet succéda aux mosaïques au sol, le grand foyer se dévoila sous le regard fasciné de Joséphine. Partout, des tables aux nappes immaculées avaient été dressées, d’imposants vases dégueulaient leurs fleurs jusque sur le plancher, et au-delà, par les fenêtres après la loggia, Paris étincelait de mille feux.


— Somptueux, n’est-ce pas ?


Eliane venait de la rejoindre, deux coupes de champagne à la main, elle lui tendait l’une d’elles.


— Pourquoi tu ne m’as pas dit que ce serait ici ?


Oui, le cadre était sublime, oui cette expérience la tirait de son marasme d’ordinaire, mais non, le sujet de leur conversation ne pouvait se trouver dans ces détails tant que l’éléphant dans la pièce n’aurait pas été exfiltré.


— Tu serais venue si je te l’avais dit ? demanda Eliane en sirotant sa flûte.

— Non.

— Voilà, tu as ta réponse.


Qu’elle pouvait être agaçante ! Comme si elle se devait de décider de tout et pour tous. Comme si elle était détentrice d’une sagesse infinie qui lui permettait de manipuler les autres à sa convenance. Non, Joséphine ne lui laisserait pas avoir gain de cause cette fois.


— Et dans quel but, au juste ? Je suis très mal à l’aise et franchement…


D’un geste de main, Joséphine désigna Dorian à l’autre bout de la pièce, occupé à serrer les mains qu’on lui tendait, poser pour les photos qu’on lui imposait.


— … T’as l’impression qu’il a envie que je sois là, toi ?


D’un même geste, Eliane termina sa coupe et éleva un doigt pour appeler le serveur. L’homme en complet trois pièces, serviette blanche sur l’avant-bras, s’empressa de tendre le plateau sur lequel la vieille dame se débarrassa de sa flûte vide et la troqua contre une pleine.


— Je n’ai pas la prétention de savoir ce dont il a envie, répondit enfin Eliane, mais je sais juste une chose, tu l’as cassé, tu le répares !


De son index, elle tapotait le thorax de sa petite-fille, y martelant l’accusation qui teintait jusqu’au timbre de sa voix. Joséphine ne l’avait jamais vu comme ça. Protectrice, animale. Une lionne montrant les crocs de manière dissuasive. Était-elle ainsi lorsqu’il s’agissait de sa petite-fille aussi, ou bien n’était-ce que Dorian qui avait les honneurs de ses élans protecteurs ?


— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? hésita-t-elle comme terrifiée à l’idée de ce que Dorian aurait pu lui confier.

— Rien, rien du tout, rassure-toi, il n’a de cesse de te protéger. Mais j’ai des yeux pour voir, et je ne suis pas encore complètement sénile.


Joséphine n’eut guère le temps de riposter. Une cloche se fit entendre et, en un instant, tout ce que le foyer comptait de robes soyeuses et costumes haute-couture se mit en branle pour gagner les tables. La leur portait le numéro trois et Joséphine s’installa à l’emplacement qui lui fut désigné par sa grand-mère. Ils furent nombreux à venir saluer cette dernière. Une Eliane mondaine qui souriait, prêtait sa main pour qu’on la baise, gloussait sous les compliments. Bientôt Joséphine comprit que cette levée de fonds était à son initiative, et que tout le gratin parisien avait répondu présent. Quelle était l’étendue du réseau d’influence de cette femme ? Natasha avait raison, Joséphine et Eliane ne pourraient être caractères plus éloignés.


A sa gauche, la place vacante fut remplacée par un soupir. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qui était le propriétaire de cet agacement. Ils étaient une dizaine autour de cette table, et Joséphine se trouvait coincée entre Eliane et Dorian. Lorsqu’elle hasarda un regard dans sa direction, l’homme n’offrait guère plus que son profil. Le nez penché sur l’écran de son portable, il ne prêtait attention à rien d’autre. Joe en profita pour le détailler, de ses cheveux coiffés en arrière, à cette veste croisée sous laquelle il ne semblait rien porter. Sa gorge s’offrait au regard, son cou puissant, et l’ébauche d’un torse. Avec fascination, elle observait sa pomme d’Adam léviter à chaque déglutition. Si bien qu’elle vit, avant de l’entendre, son grognement rauque s’échapper avec exaspération.


— Arrête de me regarder, ordonnait-il de sa voix basse et profonde.


Une menace ou une supplique ? Joséphine n’aurait su le dire avec certitude. Et inconsciente du danger, soupira à son tour.


— D’accord, annonça-t-elle en fermant les yeux.


Elle n’avait pas changé de position, n’avait pas dévié son attention, Joe s’était contentée de reproduire une scène déjà vécue, lorsque dans l’incapacité de trouver ses mots, bouleversée par l’émotion de l’avoir vu danser, elle lui avait ordonné de cesser de la regarder. Dorian avait, alors, obtempéré en se contentant de clore ses paupières. Ce jour-là, elle l’avait trouvé si beau et vulnérable. Peut-être en serait-il de même pour le danseur ?


Non.


Le raclement de la chaise contre le parquet lui fit rouvrir les yeux. Dorian se levait, la contournait, et penché à l’oreille d’Eliane, s’excusa de devoir s’éclipser un instant. Joséphine se sentit particulièrement idiote en l’observant s’éloigner, les deux mains dans les poches. Il ne donnait pas l’impression de prendre la fuite, et pourtant c’était bien ce qu’il faisait. Il la fuyait, elle.


— Rattrape-le, ordonna Eliane en agitant un doigt. Arrange-moi ça.


Puis elle retourna à ses gloussements mondains.


— Mais j’ai si mal aux pieds, pestait Joséphine en se levant, et je me sens à poil.


Les bras croisés contre sa poitrine, une main sur chaque épaule en vaine protection, la jeune femme s’exécuta tout de même. Pas parce qu’Eliane l’ordonnait, non. Juste parce qu’elle ne supportait pas de le voir ainsi. Elle ne tolérait pas cette froideur, cette distance à laquelle elle n’avait pas été habituée. Même les attaques en règle de leurs débuts semblaient plus chaleureuses que ce gouffre glacé qu’il imposait entre eux. Un gouffre qui se propageait jusqu’en elle, établissant son vide dégueulasse au creux de ses entrailles.


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7 commentaires

Marion_B

-

Il y a un an

je me demande comment Joe va "réparer"...
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