Ophélie Jaëger L'albatros 28. Coulisses (1/3).

28. Coulisses (1/3).

Le vent froid s’infiltrait partout, incendiait ses doigts, ses poumons. L’urgence galvanisait ses muscles, s’insinuait dans ses veines, dopait son endurance. Et ses jambes redoublaient la cadence de ses pas battant le pavé parisien. Dans ses tripes, une question de vie et de mort. Dans son esprit l’ombre d’un danseur aux mouvements frénétiques et douloureux. Joséphine ne parvenait à s’extirper de cet état second, de cette illusion de fin du Monde. Elle ne savait plus rien, n’avait plus la moindre certitude, ne demeurait que cet impérieux besoin de le rejoindre. D’être là. Vraiment là. Pas juste un regard parmi la multitude. Elle voulait le voir, mais surtout elle ressentait cette nécessité absolue qu’il la voit.


C’était viscéral. C’était animal. Vital. Un besoin premier qui supplante tout et ne souffre pas d’être contrarié. Aussi, privée de connexion directe avec son cerveau, Joséphine courait. Elle survolait le bitume et les pavés, bousculait touristes et râleurs parisiens. Ne ralentissait jamais. Peut être que si elle avait pris la peine de se poser et réfléchir un instant, elle aurait réalisé l’idiote audace de son besoin. Peut-être aurait-elle, sans y renoncer, songé à une raison acceptable de vouloir le rejoindre de la sorte. Au lieu de quoi elle priait des dieux auxquels elle ne croyait pas de faire en sorte que son badge soit toujours valable.


Elle fit comme Madeleine, cette grand-mère adorée qui ne l’avait jamais été, et pria Sainte Rita, patronne des causes désespérées, en badgeant contre les portiques automatiques. Sous le regard suspicieux du gardien, elle tenta de reprendre son souffle, de calmer son palpitant, mais expectora un « yes ! » des plus sonores lorsque les portes glissèrent pour lui céder le passage.


Et sa course reprit sur le parquet séculaire. Sans jamais ralentir, elle tenta de se remémorer le chemin. Après les portiques, sur la droite. À gauche, un signe de tête aux pompiers pour ne surtout pas les inquiéter. Au bout du couloir, l’escalier. Un étage. La salle de pause, jusque-là ça allait. À droite le long et étriqué couloir. Et après ? C’était par où la scène ? Y était-il encore ? Le baisser de rideau avait eu lieu une vingtaine de minutes plus tôt. S’était-il rendu dans sa loge ? Elle était où sa loge déjà ? Plus haut, oui. Quelques étages au-dessus d’après ses souvenirs flous. Alors quoi ? Devait-elle rebrousser chemin ? L’appeler ? Non. Têtue et butée, elle poursuivit à gauche. Toujours la gauche comme le lui avait enseigné Eliane. Pourvu que ça marche !


Le talent ou la chance lui firent croiser des danseurs peu vêtus. Les autres. Ceux qui avaient dansé avec lui. Ceux qu’elle n’avait pas vus une seule fois. Joséphine les observait à présent, et décida de remonter la marée à contre-courant. Elle croisa aussi des portants de vêtements tractés par des costumières fatiguées, des machinistes occupés à rouler une clope en se dirigeant vers la sortie. Tous s’écartaient sur son passage, certains se plaquaient contre un mur, d’autres l’insultaient dans son dos, lui ordonnaient de ralentir. Elle n’entendait rien, elle n’écoutait plus. Le tambourinement de son palpitant contre ses tempes la rendait sourde au monde extérieur.


L’urgence. Toujours cette urgence inextricable. Inexplicable. Et la nervosité aussi. Pourquoi ? Elle ne cherchait même plus à s’interroger sur les raisons qui la poussaient à cette course effrénée dans les couloirs de Garnier. Elle savait juste qu’elle devait le faire, qu’elle avait besoin de le faire. Qu’elle n’aurait de répit que lorsque…


Elle le vit !


Au détour d’un énième couloir, un vaste espace se dégagea dans lequel s’entassaient quelques derniers retardataires. Autour de Dorian, une ronde séductrice qui lui parlait, le félicitait, l’acculait. On cherchait une attention qu’il n’offrait pas. Torse nu, toujours en costume de scène, une serviette éponge autour du cou, il dénotait au milieu de tous ces manteaux et robes du soir. Coupettes à la main, ils s’enfilaient leurs bulles tandis que le danseur ne lâchait plus le goulot de sa bouteille d’eau. Essoufflé, assoiffé. Aucun de ces abrutis ne percevait qu’ils l’indisposaient ?


Joséphine fit un pas en avant. Et ce battement d’ailes de papillon provoqua un ouragan à l’autre bout de la pièce. Elle avait attrapé son attention. Une attention teintée d’inquiétude. Une inquiétude qui se matérialisa dans ses gestes aussi, lorsqu’il s’extirpa de la ronde pour combler la distance entre elle et lui.


— Qu’est-ce que…? commença-t-il en fouillant l’espace dans son dos.

— Je… fut-elle seulement apte à bégayer.

— Quelqu’un t’as…?


La légende raconte qu’un jour l’un d’entre eux fut capable d’achever une phrase. Mais pour l’instant, Joe s’énervait, s’impatientait. Il allait la laisser parler, oui ?


— Dis-moi ce qu’il se passe ? s’agaçait-il à son tour, le menton de la jeune femme en étau entre ses doigts.

— Je… Je sais pas ! craqua-t-elle brusquement, les larmes redoublant sur ses joues.


Elle n’avait pensé qu’à le voir, à être vue de lui. Et désormais que c’était chose faite, ne savait plus quelle suite donner à son urgence. Quelle explication surtout. Dans un grand tourbillon d’émotions, le sel dégringolait en torrent contre sa peau.


— Tu es triste et tu ne sais pas pourquoi ? insistait-il encore et encore, sans comprendre.


Joséphine aurait voulu qu’il réalise de lui-même, et qu’il le lui explique aussi. Alors, elle aurait peut-être eu un début d’explication à fournir.


— J’suis pas triste, j’suis bouleversée ! s’indigna-t-elle si fort que la pièce se vida des quelques derniers curieux.

— Ok, t’es bouleversée, et c’est supposé me rassurer ?


Il s’était reculé, et l’observait entre surprise et frustration. Frustration de ne pas savoir lire directement dans le cerveau féminin et s’offrir le cheat code du mystère qu’elle représentait en cet instant. Les larmes qui roulaient toujours contre ses joues se teintaient de fureur.


— Mais t’as pas à être inquiet ! hurlait-elle à présent comme s’il s’agissait d’une évidence.

— Tu débarques à bout de souffle et en pleurs en coulisses, et j’suis supposé penser quoi ?

— C’est à cause de toi !


Elle n’était pas sûre de grand-chose, mais ça elle le savait. Son état était la résultante de ce qu’il avait communiqué sur scène. Ce qu’il avait transmis à toute une salle, mais à Joséphine en particulier. Elle ne doutait pas une seconde du fait que chacun des spectateurs avait été frappé de vulnérabilité, Natasha et Basile en étaient la preuve concrète, mais Joséphine, pour sa part, n’était parvenue à s’extirper de cet état malgré le baisser de rideau. Elle ne pouvait pas simplement retourner à sa vie, ignorer la puissance de la claque prodiguée, et reprendre ses activités normalement. Tout son corps réclamait quelque chose. Son estomac n’était plus qu’un organe froissé, ses tripes des nœuds étriqués, son cœur une furie colérique.


— Si c’est à cause du texto, j’allais y répondre, supposait-il comme un idiot.


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40

40 commentaires

Mikazolinar

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Il y a un an

Je trouve ça super juste la manière dont tu décris les émotions de Joe, j'arrive grave à m'identifier à elle.

Ophélie Jaëger

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Il y a un an

Ah mais plus beau compliment, ça ! C'est ce qu'on recherche tous, transmettre les émotions. Si tu me dis que j'y suis parvenue, bah j'vais pleurer en fait xD

Emmy Jolly

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Il y a un an

Allez 2 likes bonne fin de concours 💖

JulieDauge

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Il y a un an

+2 de soutien

Anna C

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Il y a un an

Trop cool l'histoire 😁

Aime Kha

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Il y a un an

💕

Marion_B

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Il y a un an

Ils sont vraiment trop mignon. Dorian qui ne se rend même pas compte du trouble qu'il produit et jisephine qui suit son instinct comme une furie

Diane Of Seas

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Il y a un an

💚

Gottesmann Pascal

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Il y a un an

Même Dorian se rend compte du trouble de Joséphine. Elle a vraiment été transportée et n'est pas dans son état normal.

gabrielle_imamiah

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Il y a un an

💜
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