Ophélie Jaëger L'albatros 27. Velours (2/3).

27. Velours (2/3).

Dans un silence de plomb, six projecteurs s’allumèrent simultanément, braquant l’attention d’une salle entière sur six couples émanant des ténèbres. On ne percevait rien d’autre. Juste eux. Les femmes devant, les hommes derrière dans un décor crépusculaire. Et soudain, un adagio de Mozart retentit, et les corps se mirent en branle. Le spectateur ne devait savoir où poser son regard, quelle chorégraphie choisir parmi ces six options à la fois similaires et toujours un peu différentes. Mais Joséphine ne détournait jamais les yeux du couple central. Les autres pouvaient bien enchaîner les arabesques jusqu’à l’impudique orgasme, seule la petite mort de Dorian accaparait son attention. Entre jalousie et fascination, elle observait, détaillait, cette sensualité qu’il déployait dans chacun de ses gestes maîtrisés. Elle notait la facilité avec laquelle sa partenaire s’y abandonnait, la connexion indéniable entre les deux danseurs. Elle détestait les peaux à nue qui se frôlaient, puis se touchaient et qui la ramenait à cette soirée-là, lorsqu’elle avait compris que les relations du danseur étaient multiples. Ce toucher, son toucher contre sa peau, qu’elle avait vécu comme inédit et insurmontable, n’était-il qu’un parmi tant d’autres ? Que s’était-elle imaginé encore ?


Les doigts façon crochet contre le velours de son siège, les poumons bloqués, Joséphine ne réalisa son apnée qu’au moment des saluts. Les six danseurs courbés semblaient remarquer pour la première fois le public. Les couples avaient dansé bien trop longtemps sans jamais tenir compte de l’audience. Et le cœur de Joséphine tomba dans un odieux plop tout au fond de son estomac.


— Ça ne va pas ? remarqua Natasha une fois le rideau baissé et les lumières rallumées.

— Je reviens, je dois bâillonner mon cerveau, annonça Joe en quittant son siège.


L’entracte lui offrit la respiration nécessaire. Et le bar, son salut. Une coupe de champagne à la main, elle arpentait les pourtours et noyait ses pensées dans les bulles de qualité. Elle s’était trompée. Elle avait eu tellement tort. La danse classique n’avait rien d’un cliché. Au contraire, elle copiait si bien la réalité. Sa réalité. Où se trouvait la frontière entre ce qui était chorégraphié et la vérité qui y était insufflée ? Ce ne pouvait pas être que du faux. La douceur, la connexion, la synchronicité qui évitait toute mise en danger… La danseuse avait remis sa vie entre les mains de Dorian. Ou du moins, son intégrité physique.


Une paume chaude contre sa nuque la tira de ses néfastes pensées. La coupe aux lèvres, elle releva le nez en direction d’un Basile au sourire tendre.


— Tu es bien silencieuse, Zébulon, ça ne te ressemble pas.

— C’est pour épargner à tous ces gens la fureur qui fait rage sous mon crâne, répondit-elle après sa gorgée.


D’un mouvement de coupe, elle désigna la foule des spectateurs profitant de l’entracte. Ces dizaines d’innocents qui ne méritaient pas qu’elle se mette à brailler sa frustration sous les ors de Garnier.


— C’est combien la coupe ? lui demanda-t-il en avisant le bar un peu plus loin.

— Aucune idée, ils ne m’ont rien demandé. Merde, tu crois que je suis partie sans payer ?

— Non, je pense que…


Mais il ne termina pas sa phrase. Tout à sa réflexion, il l’abandonna sur le marbre, et s’en alla quémander une coupe à son tour. Deux coupes, en réalité, mais une seule contenant du champagne.


— Alors ? voulut savoir Joséphine.

— On est dans l’espace mécènes, tout est gratuit, l’informa-t-il d’un sourire éclatant tandis qu’il s’empressait de cavaler après un serveur dont le plateau croulait sous les petits-fours.


L’humeur de Joséphine s’améliora un instant. Elle observa le géant s’enfiler trois amuse-gueules avant de s’en aller rejoindre Natasha et lui glisser la coupe pétillante entre ses doigts délicats. L’actrice était dans son élément, riant aux éclats devant un parterre d’admirateurs séduits. Qui étaient ces gens ? Aucune idée, mais nul doute que Tasha avait dû flairer une opportunité professionnelle. Basile ne s’attarda pas, et après une caresse contre le dos nu de la Russe, il s’empressa de revenir sur ses pas.


— Ça a du bon de fricoter avec les étoiles.

— Je ne fricote pas, le corrigea Joe en se renfrognant.

— Joe, reprit-il soudain sérieux, je t’observe depuis 48h, tu ne me feras pas croire qu’il ne s’est rien passé dans cette chambre.


Pas de jugement, ni dans sa voix, ni dans ses yeux. Basile était tel les séquoia géants de Californie : fort, paisible et très impressionnant. L’épaule sur laquelle beaucoup d’entre eux se reposaient.


— Je sais pas, on s’est laissé emporter, je crois, hésita-t-elle le regard perdu dans le fond de sa coupe. Il aurait pu se passer. Il aurait dû se passer…

— Mais ?

— Mais, j’en sais rien. J’ai posé la mauvaise question, je crois, et ça a cassé l’ambiance.

— Et tu le regrettes ?

— Oui, répondit-elle sans réfléchir avant de réaliser : attends, qu’est-ce que je regrette ?

— Tu aurais voulu… plus ?

— Sur l’instant, je voulais tout. Son corps, sa tête, peut-être même son âme… confessa-t-elle du bout des lèvres. Mais avec du recul, c’est mieux ainsi. J’ai pas envie de n’être qu’un nom de plus sur une liste, tu comprends ?


Impossible de percer les pensées de Basile. Il se contentait d’observer Joséphine armé d’un sourire tendre. Comprenait-il ? Probablement pas. Mais quoiqu’il advienne, il la soutiendrait, il serait là. Lorsqu’il descella les lèvres, le son émit fut aussitôt avalé par la sonnerie annonçant la fin de l’entracte. Aussi les referma-t-il avant de récupérer la main de son amie et l’attirer à sa suite en direction de la loge.


— Je ne crois pas qu’il y ait tant de noms que ça, souffla-t-il à son oreille en s'effaçant pour la laisser le précéder à l’intérieur.

— Mais enfin, tu l’as vu sur scène ? Bien sûr qu’il y en a plusieurs dizaines ! s’insurgea-t-elle.

— Pour quelqu’un qui a fait des mots son gagne-pain, je te trouve bien rapide à confondre être et paraître.


Ils s’étaient réinstallé chacun de leur côté, et l’arrivée de Natasha sur le siège du milieu mit fin au débat. Était-elle en train de juger un livre à sa couverture ? Peut-être, mais fallait voir la couverture aussi. N’importe qui aurait acheté le livre pour s’empresser de le dévorer, avant de se rendre compte que sa voisine de métro en faisait de même.


Tu as aimé ce chapitre ?

23

23 commentaires

WildFlower

-

Il y a un an

Joe n'a pas encore tout saisi du personnage on dirait ^^

gabrielle_imamiah

-

Il y a un an

🍀

JulieDauge

-

Il y a un an

+2 de soutien

Mayana Mayana

-

Il y a un an

💕

Jenn Bl Writes

-

Il y a un an

💕

Aime Kha

-

Il y a un an

💕

Diane Of Seas

-

Il y a un an

💚

Emilie Ewing

-

Il y a un an

Soutien

Gottesmann Pascal

-

Il y a un an

Joséphine est pour le moins troublée par le spectacle. On peut le comprendre après ce qui s'est passé avec Jonas.

Laure-Thonon

-

Il y a un an

😊
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.