Ophélie Jaëger L'albatros 26. Mansarde (2/4).

26. Mansarde (2/4).

Docile bien qu’hésitant, il s’exécuta et quitta le sol pour rejoindre le matelas. Et dans l’exacte position qu’elle avait quelques instants plus tôt, ordinateur reposant sur ses jambes en tailleur, il entreprit la lecture de ce qu’elle nommait “premier jet”.



“J’ai toujours été intimidé par la foule. Elle m’oppresse, elle m’ensevelit, elle me comprime et me ramène à ma petitesse. Un point minuscule au sein de l’univers. C’est comme s’allonger dans l’herbe un soir d’été et se sentir insignifiant au regard de la voie lactée. Pourtant, ce soir-là, plusieurs milliers de regards suivaient le faisceau de cet unique projecteur. Ce soir-là, l’étoile, c’était moi…”




Des coups à la porte interrompirent la lecture de Dorian et les cent pas de Joséphine. Le danseur releva le nez et découvrit le frère de la jeune femme sur le seuil. C’était son frère, n’est-ce pas ? Ils se ressemblaient tant que le doute n’était pas permis. Même couleur improbable de cheveux, bien que les longueurs de Joséphine offraient une teinte encore plus inédite. Même regard à l’ambre foudroyant. Même teint, mêmes pommettes hautes, même allure gracile. Joséphine avait une douceur, une délicatesse qui faisait défaut à son frère.


— C’est trop calme, disait-il en inspectant la pièce par-dessus la tête de sa sœur. Vous faites quoi ?

— Du sexe tantrique, lui répondit Joséphine avant de lui claquer la porte au nez.


A peine l’isolement revenu, qu’elle se retournait vers le danseur et l’interrogeait du regard.


— Alors ?


Alors quoi ? Le sexe tantrique ?


— T’en penses quoi ? poursuivait-elle en désignant l’ordinateur du menton.


Oh, le prologue ? Il reporta son attention sur l’écran, chercha à retrouver où il s’en était arrêté, mais les coups reprirent à la porte. Alors Joséphine y retourna. Si elle n’ouvrit pas, cette fois, elle se colla contre la porte et commença à… gémir ? D’abord doucement, lentement, sa voix se fit plus forte, plus profonde. Les paupières closes Joséphine était tout à son interprétation des plus crédibles. A mesure que les secondes défilaient, ses gémissements se morcelaient, sa respiration se hachurait, et le plat de sa main venait cogner la porte au même rythme que le sang contre les tempes de Dorian. Des onomatopées qui agissaient sur lui aussi efficacement que s’ils eussent s’agit de vraies. Elle simulait. Il le savait. Il le voyait. Mais à croire que son cerveau se trouvait privé d’oxygénation, son anatomie passait brusquement en roue libre. D’un signe de main, Joséphine l’invita à se joindre à sa comédie. Heu… non, merci. Il allait demeurer là, bien silencieux, et focaliser son esprit sur tout autre chose. Grand-mère Yetta. Voilà, c’était bien ça. Yetta et sa banane à paillettes. Yetta et ses lunettes à double foyers.


Des coups retentirent à nouveau, et cette fois Joséphine interrompit sa comédie et ouvrit dans un grand éclat de rire. Ce n’était plus son frère sur le seuil, mais un géant d’ébène armé d’une grande assiette de madeleines.


— Tiens, disait Basile en imposant le plat entre les mains de Joséphine. Et arrête d’embêter ton frère.

— Oui, maman, répondit-elle en refermant la porte.


Ses douceurs à la main, un sourire aux lèvres, Joséphine approchait quand tout chez le danseur lui hurlait de s’éloigner. Dorian ne comprenait pas. Il ne comprenait plus. Tout était inédit à commencer par ce pouvoir qu’elle avait sur lui. Jamais son contrôle n’avait été aussi malmené. Et sur le papier, elle n’avait rien pour lui plaire. Elle était indéniablement jolie, des traits harmonieux, une silhouette agréable, elle avait presque l’allure d’une danseuse. Ces foutues danseuses qui se jetaient sur lui depuis des années dès lors qu’elles apprenaient qu’il n’était pas gay. Dorian n’avait jamais eu la moindre difficulté à repousser la tentation. Jamais au travail. Jamais les collègues. Il n’était pas un saint pour autant, mais chaque choix avait été raisonné et raisonnable.


Alors comment cette petite chose au cheveu fou, aux intentions floues pouvait rebattre autant les cartes ? Elle bousculait l’ordre établi. Son ordre à lui. Elle n’avait rien fait, rien dit, et pourtant une à une les murailles de la forteresse s’écroulaient sur son passage. Joséphine avait enjambé les douves, évité les trébuchets, pris d’assaut les créneaux, et assiégeait le donjon. Et Dorian souhaitait une guerre de cent ans tant la fin inéluctable de cette bataille l’effrayait.


Que se passerait-il lorsqu’elle aurait tout obtenu de lui ? Les souvenirs, les bouts d’âme, l’intégralité de sa vie couchée sur papier ? Qu’y gagnerait-il, hormis deux couvertures et au milieu une forêt de regrets ? Il voulait qu’elle le regarde encore. Qu’elle ne cesse jamais de le faire. Que son ambre se teinte de colère, de rire, de fatigue ou de tristesse, il les voulait tous. Désormais qu’il avait goûté à leur intensité, il refusait d’en être privé. Oui, au point de sauter dans le premier train direction Paris et abandonner sans regret un Brest qui n’avait plus le moindre sens. Il avait toujours détesté cette ville, elle le ramenait à une existence jalonnée d’isolement, de moqueries, de tromperies. Joséphine était parvenue à la lui rendre agréable durant 24 heures.


— T’en veux une ?


S’il releva le nez vers elle et son plateau de gourmandises, Dorian ne répondit pas immédiatement. Il avait toutes les peines du monde à s’extraire de ses mutiques réflexions.


— Ou alors c’est trop gras ? poursuivit-elle face à son silence. Ça mange quoi un danseur ? Tu veux une salade de chou kale ?


Elle était sérieuse ? Elle avait l’air sérieuse. Dorian hésita entre indignation et tendresse. Tendresse car elle semblait réellement soucieuse de lui offrir quelque chose à sa convenance. Indignation parce qu’elle s’imaginait qu’il ne se nourrissait que de feuilles de laitue et d’eau plate ?


— Il va falloir revoir tes clichés sur la danse, souffla-t-il en s’emparant d’une madeleine. J’ai l’air d’être Kate Moss ?

— Non, consentit-elle. Pas du tout, même.


Le regard féminin s'appesantit sur lui, errant sur l’intégralité de son être. Dorian suivit son regard jusqu’à ce qu’il se fige sur le sien dans un silence de cathédrale. Que cherchait-elle ? Il n’aurait su dire, mais peut-être finit-elle par le trouver puisqu’elle détourna vivement les pupilles, l’abandonnant au vide brutal.


— Bon, alors, tu en penses quoi ? reprit-elle en se laissant tomber sur le matelas à ses côtés.


Son attention oscillant entre l’écran et lui ne laissait pas le moindre doute quant à la nature de son interrogation. Et Dorian était bien incapable d’assouvir sa curiosité.


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39 commentaires

WildFlower

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Il y a un an

Bon, finalement il est complètement piqué le Dorian ^^

Ophélie Jaëger

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Il y a un an

Je confirme, mais plus façon syndrome de Stockholm, il s'est trop attaché à la boule de démolition qui vient de lui exploser la maison xD

Mayana Mayana

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Il y a un an

Soutien ❤️ pour

Gottesmann Pascal

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Il y a un an

Une belle scène où Dorian semble vraiment troublé par Joséphine. Au fil du temps il a appris à la connaitre et à l'apprécier. Le charme de ton héroïne a fait le reste. Mais ils savent maintenant tous les deux qu'ils ont un lien spécial. Même s'ils s'apprécient plus, ils n'ont quand même pas renoncé à se lancer des piques pour notre plus grand plaisir. Je comprend Dorian qui rechigne à trop se dévoiler. L'autobiographie convient mal à sa pudeur naturelle mais il faut en passer par là et Joséphine est plus à mème que n'importe quelle autre personne de faire ce travail.

JulieDauge

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Il y a un an

+2 de soutien

Jenn Bl Writes

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Il y a un an

💕

Laure-Thonon

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Il y a un an

Marion_B

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Il y a un an

Putains Josephine en loupe pas une!

Laryna

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Il y a un an

🫶
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