Fyctia
24. Confrontation (2/3).
— J’ai 81 ans, ma chérie. Ma longue vie m’offre la liberté d’encrasser quelque peu mes poumons dans cette dernière ligne droite, énonça Eliane en retournant s’asseoir.
Majestueuse, l’octogénaire était de ceux dont l’âge ne saute pas aux yeux. Si vive et active, qu’elle parvenait à fatiguer bien des plus jeunes. La légende racontait qu’elle avait participé au marathon de Paris il n’y avait pas si longtemps de cela. Le mythe disait aussi qu’elle l’avait emporté, mais sur ce point Joséphine était moins convaincue. Pourtant, les mots de la vieille dame venaient d’agir comme un taser contre la poitrine de sa petite fille. Combien de temps avaient-elles encore ? On les avait déjà amputées de plusieurs dizaines d’années… Elle était longue comment cette dernière ligne droite ? Et après, il lui resterait quoi ?
— Vous partagez bien plus que tu ne l’imagines, reprit Eliane en surprenant le regard que Joséphine posait sur elle. Deux oisillons tombés du nid bien trop tôt…
— C’est quoi son histoire ? voulut-elle savoir.
— C’est la sienne, justement, éluda Eliane dans un nuage de fumée. Si tu veux la connaître, c’est à lui que tu devras demander.
Joséphine secoua la tête avec la vigueur de l’enfant buté et capricieux.
— Je ne veux plus jamais le voir ! Il n’a fait que de me mentir.
— A quel sujet ?
— Toi, pour commencer.
— Ah ? Tu lui avais demandé expressément s’il me connaissait, mon ange ?
Qu’elle pouvait être agaçante armée de son sourire puant le piège. Si Joséphine était d’ordinaire plutôt douée à ce petit jeu, force était de constater qu’Eliane avait dû inventer elle-même les règles.
— Ok, il m’a caché le fait que vous vous connaissiez, et plutôt bien, reprit Joe toujours sur la défensive.
— A ma demande, compléta Eliane en s’étirant jusqu’au cendrier de cristal. Je craignais qu’en connaissant ce détail tu t’imagines avoir obtenu ce contrat par mon truchement.
— Ah ? Parce que là, je m’imagine quoi ? Bien joué, Machiavel.
Non, elle ne la laisserait pas se décharger de sa culpabilité sur elle. Joe n’avait rien demandé, elle ne s’attendait même pas à devoir enchaîner si vite sur une nouvelle biographie après celle de Pénélope. Elle avait même manqué refuser ce contrat tant le sujet s’avérait coriace.
— Tu as besoin de te prouver certaines choses, Joséphine. N’importe qui est capable de reconnaître ton talent, mais tant que cela ne viendra pas de toi, tu continueras à tourner en rond. Tu dois apprendre à te faire confiance, et si pour cela je dois menacer un danseur étoile ou deux, je le fais. Et je le referai encore.
Le message sibyllin ne l’était pas tant que cela et toucha Joséphine pile entre les deux seins, là où demeurait le doute. Le doute constant qui s’accompagnait de remise en question. On était bien au-delà du traditionnel syndrome de l’imposteur, car ce doute agissait partout, tout le temps, sur chacun des pans d’une vie à peine entamée. Joséphine avait été dénigrée, rabaissée, humiliée, jusqu’à finir reniée. Bien qu’elle ait conscience de n’avoir mérité aucun des châtiments infligés, ils avaient laissé leur marque au fer rouge dans ses chairs et son âme. Elle avait beau savonner et frotter, il résidait une trace du mot déception gravé sur son front.
— J’insiste, ce contrat tu ne le dois qu’à la lecture de tes œuvres par Maxence.
— Et tu le savais ?
— Non, je l’ai appris en même temps que toi.
— Alors… Quand as-tu décidé d’intervenir ?
— Après que tu m’aies confié qu’il était odieux avec toi et que tu n’allais probablement pas signer le contrat.
— Tu l’as obligé à se soumettre ?
La surprise de Joe fut presque aussi éclatante que le rire qu’elle provoqua chez sa grand-mère.
— Grands dieux, non, je lui ai juste demandé de te laisser une chance et d’aviser ensuite.
— En le menaçant, tout de même… nuança Joe dans une moue perplexe.
— Oui, ça oui.
— De quoi ? voulut savoir Joséphine soudain avide de détails croustillants.
Elle s’était même rapprochée, et une fesse sur le bord de l’assise du canapé, elle avançait buste et menton en direction de son aïeule.
— Ca, c’est entre lui et moi.
Dans un soupir à fendre l’âme, Joséphine se projeta à nouveau dans la profondeur du canapé.
— C’est pas drôle. Il me reste quoi à moi, si je peux même pas savoir ces petits détails là ?
— Il te reste la certitude que la réciproque est vraie, que jamais je ne lui dirais rien te concernant.
Faux !
— Il sait déjà tout.
— Il ne sait rien du tout. Ce qu’il sait me concerne. Il connaît ma relation avec ton père, il sait nos retrouvailles et les années que j’ai manqué auprès de tes frères et toi. Il sait ma vie, mes vies, mes passés, mes histoires. Mais de toi, il ne saura que ce que tu voudras bien lui en apprendre.
Pourquoi ces quelques mots, cette dernière affirmation agissaient sur Joséphine de la sorte ? Pourquoi son estomac pétillait ? Pourquoi ses lèvres voulurent forcer une ébauche de sourire qu’elle réprima de toutes ses forces ? Pourquoi sous son crâne c’était le 14 juillet ?
— C’est quoi votre relation ? enchaîna Joséphine pour mieux opérer une diversion sur son cerveau. Ok, tu veux pas me parler de son histoire, ça me gonfle mais je respecte. Tu peux au moins me dire qui vous êtes l’un pour l’autre ?
Eliane sembla réfléchir un instant. Elle tira une dernière fois sur son mégot, l’écrasa contre le cristal, puis le regard perdu dans le vide, joua de ses ongles sur les lourdes bagues qui ornaient chacun de ses doigts.
— J’ai été contactée un jour par un ami en province. Il m’a parlé de ce jeune garçon très talentueux qui avait son ticket d’entrée pour l’école de danse de l’Opéra, mais personne sur Paris pour l’y héberger. Cet ami n’attendait de moi que des contacts, une mise en relation avec une famille accueillante. Il était mineur, la Résidence n’était pas une option. Mais j’avais déjà ce grand appartement pour moi toute seule, et tellement de chambres vides...
— Tu te sentais seule ? réalisa Joséphine dans un élan de culpabilité.
— Je me sentais inutile, rectifia Eliane armée d’un sourire triste. Ce gamin avait besoin de moi, et quelque part j’ai réalisé que moi aussi, j’avais besoin de lui.
Joséphine étira le bras dans le but d’étreindre cette main flétrie et trop loin qui tremblait légèrement. Ses doigts se refermèrent sur le vide.
— Il avait quel âge ? demanda-t-elle en ramenant son bras contre son sein.
— Treize ans.
La jeune femme tenta un rapide calcul mental. Elle avait trois années de moins que Dorian. Si elle avait rencontré pour la première fois Eliane à quinze ans… Alors il avait dix-huit ans à ce moment-là, et cela faisait déjà cinq années qu’il vivait chez sa grand-mère. Même après cette rencontre, cette révélation, Joséphine n’avait pas été autorisée à voir Eliane avant son évasion à 21 ans. Finalement, Dorian la connaissait peut-être mieux qu’elle. Et Joséphine en ressentit une pointe de jalousie. N’était-ce pas elle la nouvelle venue qui la sommait de s’expliquer sur une relation vieille de presque vingt années ?
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