Fyctia
19. Taken (1/3).
Dorian.
Elle s’échappait. Quoiqu’il fasse, elle lui glissait entre les doigts comme un foutu poisson s’évertuant à retourner à l’eau. Sauf que son écosystème n’avait rien de calme ou de paisible. On n’était pas sur une gentille petite rivière en fond de vallée. Vu l’état de Joséphine, cette rue s’apparentait plus à un océan déchainé. Presque autant qu’elle. Dorian attrapait un bras et lui évitait un mur. Il agrippait une main et prévenait une chute. Il accrochait une taille et la protégeait d’un lampadaire. C’était une valse. Une valse exténuante. Ou un tango. Un tango avec une kamikaze pour partenaire. Ou un yamakasi, puisque c’était ce qu’elle prétendait être en cet instant. Joséphine sautait d’une bande blanche à une autre sur le passage piéton, mais cette cascade réalisée avec huit grammes avait quelque chose de prodigieux. A la quatrième bande, elle décida, pour une raison inconnue, de poursuivre en slow motion. Avec les bruitages.
L’hôtel était à moins de trois cents mètres, mais à ce rythme-là, ils ne seraient pas rentrés avant 2037. Hormis quelques fêtards presque autant éméchés que Joséphine, les rues étaient désertes. La pluie avait cessé quelques temps auparavant, et désormais la yamakasi sautait dans les flaques d’eau.
— Ça suffit, décida-t-il en la voyant essayer d’escalader un muret.
Il se plaça à son niveau et lui présenta son dos.
— Grimpe, ordonna-t-il.
— Je peux marcher, riposta-t-elle en nouant ses bras autour de son cou malgré tout.
— Vu ta vitesse de régression, dans deux minutes ce ne sera plus le cas.
D’un preste mouvement, le danseur attrapa les cuisses de Joséphine et encercla sa propre taille de jambes féminines. Sa cargaison sur le dos, il se redressa, se déploya, et assura sa prise avant d’entamer le premier pas. Même en version poids mort, la jeune femme demeurait si légère que ses foulées n’en furent pas impactées. Dorian ne ralentit la cadence qu’en l’entendant grogner contre son cou.
— Tout va bien ?
Si elle devait vomir, autant qu’elle le prévienne en amont afin d’épargner sa nuque ou son épaule.
— J’ai le cul qui vibre, répondit-elle dans un grommellement étouffé contre le manteau du danseur.
— Pardon ?
Mais elle n’avait pas répondu. A la place, elle avait libéré une de ses mains et entamait quelques contorsions dans son dos. Elle foutait quoi, là ? Dorian s’immobilisa et se pencha en avant pour faire contrepoids. Ce ne fut qu’en l’entendant entonner un « Allô ? » empâté qu’il comprit ce qu’elle avait voulu dire par « cul qui vibre ».
— Non, j’ai pas bu. Juste un peu. J’vais très bien, l’entendit-il mentir à la personne à l'autre bout du fil. J’peux pas te parler longtemps, j’suis pas toute seule, et il entend tout, l’est entre mes cuisses.
Oh bordel ! Et elle chuchotait en plus ? Espérait-elle vraiment éviter que Dorian entende ses conneries ? Il percevait même la réaction de l’interlocuteur à l’autre bout du fil. L’interlocutrice en l’occurrence. Et brusquement, Joséphine plaqua son portable contre l’oreille du danseur.
— C’est Tashana, lui offrit-elle pour toute explication.
Et il était supposé savoir de qui il s’agissait, parce que ?
— Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne sais pas ce que vous voulez. Si c'est une rançon que vous espérez, dites-vous bien que je n'ai pas d'argent, par contre ce que j'ai, c'est des compétences particulières, que j'ai acquises au cours d'une longue carrière. Des compétences qui font de moi un véritable cauchemar pour…
Accent russe et monologue de Taken ? Ok, Dorian voyait très bien de qui il s’agissait, finalement.
— Du calme, Liam, la coupa-t-il. J’essaye juste de la ramener saine et sauve jusqu’à l’hôtel, et elle ne me facilite pas vraiment la tâche.
— Vous êtes qui ? Pourquoi vous la ramenez à l’hôtel plutôt que chez elle ?
— Parce qu’on est à Brest, et que ça fait un peu loin à pied ? tenta-t-il sur le même ton.
— Qu’est-ce que vous foutez à Brest ? Oh merde, vous êtes le danseur ?
Et la lumière fut. A croire que toute la résidence était au fait de son existence. Cela dit, Joséphine n’avait pas prévenu son amie qu’elle partait pour Brest. Son départ avait dû se faire dans la précipitation. Était-elle à ce point impulsive et inconsciente ? Elle partait à l’autre bout du pays sans prévenir personne, s’imposait auprès d’un mec qu’elle ne connaissait pas dans une ville qu’elle connaissait encore moins, et pour couronner le tout s’offrait un état d’ébriété si avancé qu’elle n’était plus que vulnérabilité entre des bras masculins. N’importe quel salaud aurait pu en profiter.
— Faites pas de conneries, ajoutait justement Natasha.
— Du genre ? voulu s’informer Dorian.
— Elle est pas aussi coriace qu’elle voudrait le laisser croire.
En sentant le souffle régulier ponctué de légers ronflements contre son cou, il ne pouvait que donner raison à Natasha. Mais la russe omettait un léger détail.
— J’ai rien demandé, moi, lui rappela-t-il.
Il ne faisait que subir. Subir une biographie dont il ne voulait pas, une autrice acharnée, les délires d’un entourage qui présumait de quelque chose là où il n’y avait rien. Et désormais subir aussi les mises en garde téléphoniques d’une inconnue à plusieurs centaines de kilomètres de là. Et ce portable qui glissait inexorablement contre sa mâchoire à mesure que Joséphine s’enfonçait dans les limbes. D’un bras dans son dos, il sécurisa sa prise sur le corps féminin, et de sa main désormais libre, rattrapa le téléphone une seconde avant sa chute.
— Natasha, c’est bien ça ? reprit-il dans une position à l’équilibre sommaire. Je vais vous envoyer l’adresse de l’hôtel par texto. Venez chercher votre amie si ça vous fait plaisir, je n’ai absolument rien contre cette idée, bien au contraire. Mais en attendant, c’est moi qui l’ai sur le dos, dans tous les sens du terme. Va falloir me faire confiance.
Sans plus de politesse, il mit fin à la communication, et envoya le portable de Joe rejoindre le sien dans sa poche de jean. L’hôtel était en vue, la libération était proche. Du moins, c’est ce qu’il s’imaginait. Quelle difficulté pourrait-il rencontrer désormais ? Il lui suffisait de la déposer sur le lit où elle poursuivrait la nuit qu’elle venait d’entamer contre son épaule.
La traversée du hall se fit sans encombre, si ce n’est le sourire complice d’un des deux débiles qui les avait accueillis avec des cotillons plusieurs heures plus tôt. Plusieurs millénaires en ressenti. Il s’était passé tellement de choses depuis qu’il avait quitté son appartement parisien à l’aube. Comment aurait-il pu imaginer ce qui l’attendait ?
Dans l’ascenseur, Joséphine s’éveilla légèrement, déclara que « floor is lava » et piqua du nez à nouveau. Oui, mais non, floor wasn’t lava, et elle commençait à sérieusement peser sur les bras et les épaules d’un danseur qui en aurait besoin le lendemain.
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