Ophélie Jaëger L'albatros 15. Albatros (1/2).

15. Albatros (1/2).

Lorsque Joséphine sauta sur le quai de la gare de Brest, sa vingtième question s’exfiltrait de ses lèvres sous le regard fatigué d’un danseur qui devait regretter sa décision. Depuis près d’une heure, elle le bombardait d’interrogations. Un peu plus, et elle lui demandait de répondre au questionnaire de Proust.


De lui, Joséphine ne descellait plus que son dos barré de son gros sac de voyage, et comme à son habitude, elle devait trottiner à sa suite pour ne pas le perdre dans la foule. Le grand hall circulaire baigné de lumière hivernale renvoyait l’humain à l’état de petites fourmis hyperactives et dépourvues de tout sens de l’orientation. Chaque voyageur était autant de boule de flipper lancée à pleine vitesse contre les murs concaves. Dorian, probablement suicidaire après cet interrogatoire, fendait déjà la foule frénétique. Joe, pour sa part, s’immobilisa juste avant l’arène.


Deux expirations et déjà, Dorian n’était presque plus perceptible. Aussi, Joe se lança, virevolta, percuta quelques valises, quelques épaules, quelques bras, jusqu’à ce que l’un d’eux s’extirpe de la marée noire pour s’emparer du sien. Les doigts s’accrochèrent autour du tissu défraîchi de son gros blouson, et d’une simple impulsion la main en étau la ramena dans le giron de son propriétaire.


— Je pensais que vous en auriez profité pour me semer, s’étonna-t-elle une fois à hauteur du danseur.

— Autant m’éviter une accusation pour non-assistance à toute petite personne en danger, rétorqua-t-il en relâchant son bras comme s’il eut été électrifié.

— Oh, une blague sur ma taille, comme c’est original, râla-t-elle.

— Vous préfériez que j’évoque vos cheveux ?


Joe releva un regard meurtrier jusqu’à lui, et nota le sourire amusé qu’il peina à lui dissimuler.


— Vous n’ignorez pas que Orsini est corse, n’est-ce pas ? Si votre corps venait à disparaître, on ne le retrouverait jamais, menaça-t-elle de son plus bel accent insulaire.

— Il me semblait que votre famille avait quitté l’île depuis plusieurs générations et n’y avait plus aucun lien ?


Son timbre nonchalant, son air détaché, absolument tout en lui contrastait avec la précision de l’information qu’il venait de lui balancer. Et Joe en demeura un instant interdite. Comment pouvait-il savoir cela ?


— C’est pour ça que vous ne me posez aucune question, parce que vous avez déjà toutes les réponses ? demanda-t-elle en le précédant vers la sortie.

— Peut-être, ou bien vous ne m’intéressez pas, allez savoir ?


La morsure du froid attrapa la gorge de la jeune femme bien plus efficacement que les mots du danseur. Ne pas s’intéresser et connaître son histoire sur trois générations était suffisamment antinomique pour qu’elle ne se vexe pas.


— Allez savoir ? s’amusa-t-elle en remontant le col de son blouson trop grand.


Autour d’elle, la ville s’étendait sans charme, morne et indolente malgré le sel qui teintait les embruns. La déception marqua les traits de la jeune femme. Les images d’un Finistère fantasmé s’étiolèrent dans son esprit, pour être supplantées par cette ville côtière de bitume et de béton. Aux pieds de la gare se déployait un parking tentaculaire. Immobile, les deux mains enfoncées dans ses poches, l’anse de son sac lui cisaillant l’épaule et le cou, Joséphine observait, dépitée.


— Vous cherchez quelque chose ?


Elle ne l’avait pas entendu s’approcher, ni ne l’avait imaginé si proche, courbé en deux, son souffle tout contre son oreille, son regard perdu dans l’exacte même contemplation qu’elle.


— Le loup, le renard et la belette, répondit-elle sur le même ton conspirateur. Mais je suppose qu’ils ont été écrasés par l’une de ces bagnoles depuis longtemps.


S’il ne répondit pas, le pli soucieux entre ses sourcils ne se marqua pas pour autant. Indéchiffrable, comme la plupart du temps, il reprit la tête de la marche sans mot dire, longeant la gare routière qui succédait au parking. Joséphine suivait derrière, le nez en l’air, s’imprégnant des lieux, de l’air et d’un ciel excessivement bleu.


— Je croyais qu’il pleuvait tout le temps, en Bretagne ? demanda-t-elle en accélérant le pas pour se maintenir à sa hauteur.

— Après le portrait chinois, vous allez m’interroger sur la météo ? Si j’avais su que vos questions seraient aussi innocentes, je vous aurais laissé faire plus tôt.


Lorsqu’il avait tendu le bâton de parole à Joséphine, l’autrice avait mis un point d’honneur à démarrer en douceur, comme un vieux et réconfortant diesel, pour ne surtout pas le brusquer. Paume offerte, elle l’avait laissé s’approcher lentement pour picorer questions sans saveur et réponses tout aussi insipides. Elle avait souhaité apprivoiser la bête sauvage. Et si l’inverse s’était produit ?


— Vous n’êtes pas prêt…


A ces mots, Dorian suspendit ce pas qu’il s’apprêtait à achever et d’un quart de tour, lui lança un regard qu’elle ne connaissait que trop bien, désormais. Joe observa les lèvres masculines s’ourler en un sourire en coin, avant de se desceller en un souffle. Elle devina l’unique mot qui allait s’en extraire.


— Chiche ?


Elle aurait pu parier, elle aurait pu le plagier. Au lieu de quoi, elle s’interrogea sur sa brusque capacité à prévenir certaines de ses réactions, tandis que d’autres demeuraient un véritable mystère.


Puisqu’il s’était remis en mouvement, Joe lui emboîta le pas. Si elle savait qu’ils avaient le même point de chute, elle ignorait où celui-ci se trouvait. Dorian et son pas déterminé revêtaient des allures de guide pour la touriste qu’elle était. Aussi se laissait-elle conduire le long des grands axes en réfléchissant à sa prochaine question. Sa première vraie question. La précédente l’interrogeait sur l’animal auquel il s’identifierait. Il n’y avait d’ailleurs pas répondu. Pas bien grave. Il s’agissait probablement d’un loup, alors qu’il avait tout du furet. Elle avait tant de questions. Rien que leurs déambulations dans ce chef-lieu du Finistère demeuraient une inconnue. Que venait-il faire ici ? Et pourquoi se laissait-il suivre sans mot dire ? Avait-il renoncé à toute forme de résistance en constatant qu’elle était capable de le poursuivre jusqu’à l'autre bout du pays ?


— Quelle est votre orientation sexuelle ?


La question surprit autant le destinataire que son autrice. Comme si sa langue s’était désolidarisée du reste de sa personne, et avait décidé que foutue pour foutue autant poser la question qui lui brûlait les lèvres. Il y avait tant de points d’interrogation qui ondulaient autour de cet homme, pourquoi celui-ci en particulier ? Joséphine n’avait même pas eu conscience de s’être posé la question avant de la formuler à voix haute. Était-ce à cause des clichés sur les danseurs classiques ? Ou sa curiosité très personnelle ?


— Rapport aux clichés, lui balbutia-t-elle d’ailleurs en optant spontanément pour la première option.


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31 commentaires

Eleanor Peterson

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Il y a un an

L’air de rien il se laisse découvrir lui. Même si ça ne lui plaît pas il accepte 😏😂

Gottesmann Pascal

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Il y a un an

La dernière question est plutôt personnelle ma Joséphine. Mais c'est un bon moyen de savoir si Dorian pourrait être intéressé.

Ophélie Jaëger

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Il y a un an

Je le sais, tu le sais, tout le monde le sait. Ah, si seulement Joséphine pouvait connecter deux neurones ensembles et comprendre l'origine de sa curiosité...

Eloïse_f

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Il y a un an

Like de soutien, n'hésite pas à faire de même ; )

Ophélie Jaëger

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Il y a un an

Non merci.

Anna C

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Il y a un an

Naaaaan c'est finiiii aaaarg. Je me demande bien quelle va être la réponse maintenant. Mais je suppose que ça va être du sérieux après la surprise d'une question. Enfin, woaw, le virage que ça vient de prendre. :0

Ophélie Jaëger

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Il y a un an

Joe te dira qu'il s'agit de curiosité professionnelle, évidemment. Rien d'autre. Non, non. Non, non, jamais, je n'avouerais non, non...
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