Fyctia

Dorian avait tenu parole. Le surlendemain, Joséphine avait vu son surnom s’afficher sur son écran de portable.

• Jean-Marc Généreux : Demain, 8h30, rue Scribe.
• J. Orsini : Pâté en croûte et je relance de deux à dada sur mon bidet. Kamoulox.

Les trois petits points avaient cavalé un long moment sur cet écran de conversation tout neuf. Joséphine avait attendu qu’ils se transforment en réponse. Elle avait imaginé un trait d’humour, anticipé l’exaspération, ou peut-être même qu’il allait revenir sur sa décision et lui demander de rompre le contrat. Mais les trois petits points s’étaient tus et Joséphine avait retourné son téléphone face contre table de chevet pour ne plus être tentée de vérifier une énième fois, plutôt que de rejoindre un Morphée tellement plus chaleureux que l’autre atrophié de la politesse.

Le lendemain à l’aube, Natasha, un jerrican de café à la main, n’avait même pas eu la force de lui offrir quelques remarques sur sa tenue ou sa coiffure. Elle s’était contentée de soupirer en secouant ses cheveux en pagaille, comme une mère qui renonce devant les yeux de panda et les manchettes résilles de son ado période émo. Là où Joséphine prônait le naturel et le pratique, Tasha désespérait devant un potentiel irrévélé.

Après avoir slalomé un moment entre la faune et la flore du ventre de Paris, elle s’extirpa en pleine lumière, place de l’Opéra. Joe avait plus de trente minutes d’avance et un estomac vide. Aussi se rua-t-elle dans la première boulangerie à proximité. Tout du moins, ce qu’elle pensait être une boulangerie, mais au vu des prix pratiqués, il s’agissait plutôt d’une agence immobilière et ce pain chocolat était sans nulle doute un T4, balcon filant et panorama Tour Eiffel.

Ce fut, néanmoins, ledit pain au chocolat entre les dents, qu’elle passa les portes vitrées de l’entrée des artistes. Il était 8h25 et elle eut le plaisir de constater qu’un Pass à son nom l’attendait auprès du gardien. Deuxième bonne surprise, il était valide pour les trente prochains jours. Et dernière surprise : le guide qui se matérialisa dans son dos, en cette voix qui tonna à en faire tressaillir ses organes vitaux.

— Mademoiselle Orsini.

— Dorian, répondit-elle en se retournant pour lui faire face.

Elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise surprise, mais au moins sa présence lui évitait quelques heures d’errance dans le labyrinthe des coulisses. Joséphine l’observa la contourner pour passer son propre badge dans l’une des bornes. Elle nota la sobriété avec laquelle il était vêtu, la simplicité de ses cheveux probablement encore humides de la douche, et se surprit à imaginer ce qu’en dirait Natasha. Lui reprocherait-elle de ne faire aucun effort, ou bien se rangerait-elle à l’avis de Joséphine en constatant qu’il appartenait au club très élitiste de ceux qui n’ont jamais eu aucun effort à fournir ? Il émanait de cet homme une aura qui le parait de cette faculté séraphique de demeurer toujours quelques pas au-dessus de la mêlée. Était-ce le propre de tous les danseurs classiques, ou bien ce charisme n’était que sien ?

— Mademoiselle Orsini ?

Son ton de prof d’allemand de 4ème B se fit interrogateur face à l’immobilisme fasciné de Joséphine. Piquée au vif, elle se remit en mouvement, valida son Pass et lui emboîta le pas. En silence, elle suivit ses déambulations expertes. En silence, elle le précéda dans la salle de répétition qu’il lui désignait. En silence, elle affronta les dizaines de regards qui convergèrent, comme la première fois, sur elle.

— Ne faites pas attention, claqua-t-il à quelques pas derrière elle, c’est la stagiaire de 3ème.

Dans un soupir à fendre l’âme, Joséphine s’empressa de rejoindre un coin de la large salle. Si Dorian ne lui avait rien dit de ce qui l’attendait, au vu de l’horaire et de la fébrilité de tous, ce ne pouvait être un simple entraînement. Joséphine se laissa tomber au sol et observa Dorian rejoindre un homme plus âgé au fond de la pièce. Du conciliabule dont elle ne percevait le moindre mot, émergea quelques fois un index pointé en sa direction. Était-il occupé à légitimer sa présence ?

— T’es sa meuf ?

La voix toute proche tira Joséphine de sa rêverie en un sursaut. Sur sa gauche, un danseur en tailleur contre le sol, s’étirait sur un bras pour mieux parvenir jusqu’à elle.

— Pardon ? Y a quelque chose dans nos échanges qui pourrait laisser croire qu’on est intime ?

Cet homme souffrait-il d’une malformation de l’observation pour parvenir à des conclusions aussi foireuses ?

— Bah, Samuel t’a entendu l’appeler Dorian, rétorqua-t-il en désignant du pouce un autre danseur dans son dos.

Un Samuel qui tendait l’oreille, comme une petite dizaine d’autres, remarquait-elle alors.

— Oui, et ? C’est son prénom. Vous l’appelez comment, vous ?

— Jeez, soupira son interlocuteur.

Il ne comptait pas lui répondre ? Non, parce que si quelqu’un devait implorer le fils d’un dieu, c’était Joséphine. Tous la contemplaient comme un Cosplay Batman à une Convention Marvel, alors qu’elle n’avait fait qu’utiliser un prénom.

— Jeez, c’est comme ça qu’on l’appelle, Jeez, précisa-t-il face à l’incompréhension de Joséphine.

— Jeez ? répéta-t-elle avec perplexité.

— Oui, Jeez, comme le soupir d’extase poussée par les ballerines la première fois qu’elles le voient, et Jeez comme le cri qu’elles échappent une fois qu’il leur a explosé les deux jambes.

Pardon ? Comment ça, exploser les deux jambes ?