Fyctia
9. Granny.
La porte n’était jamais fermée. Jour ou nuit. N’importe qui aurait pu rentrer et accomplir ses méfaits en toute tranquillité. Eliane était ainsi, elle avait foi en l’humanité. Ce qui n’empêcha pas Joséphine de scander son nom en pénétrant dans l’appartement. Histoire de s’annoncer, histoire de ne pas prendre le risque de surprendre l’octogénaire en tenue d’Eve sur son divan.
« Eliane ? » avait-elle appelé. Eliane et non grand-mère, mamie ou quelques sobriquets gagné à la sueur des vacances scolaires, grève des profs et autres jours enfant malade. Simplement parce qu’Eliane n’avait jamais été là en ces occasions. Pas plus qu’elle n’avait été présente dans les albums de photos de famille. C’était Madeleine qui avait eu ce rôle auprès de Joséphine et ses frères. Madeleine qu’elle avait appelée « mamie » toute sa vie. Jusqu’au décès de cette dernière.
C’était ce jour-là, alors que toute de noir vêtue, Joséphine meurtrissait ses paumes de ses ongles afin de retenir ses larmes, que sur un coup de coude balancé dans ses côtes, elle avait découvert Eliane à l’écart de la foule. « Jojo, mate ! Y a toi en vieille ! » lui avait chuchoté Jules, l’auteur du coup de coude. Drapée dans un long vison sombre, la silhouette n’était pas sans posséder un indéniable air de famille. Même stature menue, même lèvres joliment ourlées, mêmes pommettes hautes et taches de rousseur, mais surtout même regard d’ambre qui s’était fondu dans l’intensité du sien.
C’était ce jour-là que Joseph Orsini avait été contraint à la vérité face à ses trois enfants. Madeleine n’avait jamais été sa mère, mais la sœur de celle qu’il avait choisi de chasser de sa vie. Eliane avait toujours respecté son choix, et pendant des décennies, sans jamais s’imposer, elle avait suivi de loin l’évolution de cet enfant qu’elle aimait tant, et des ses enfants à lui après cela.
Alors non, Joséphine ne parvenait pas à l’appeler Mamie, ou…
— Granny, je t’ai déjà dit de m’appeler Granny, venait-elle de lui imposer son air courroucé en apparaissant dans le couloir.
Parce qu’il en allait toujours ainsi avec Eliane, elle n’avait jamais été et ne serait jamais ordinaire. Un revers de main contre son front, cette dernière implorait les dieux du panthéon de lui octroyer une petite-fille moins bornée, traînant dans son sillage les plumes fatiguées d’une longue chemise de soie aux couleurs criardes.
Joséphine lui emboîta le pas jusqu’au salon qui s’apparentait davantage à une salle d’exposition. Partout, des tableaux, des huiles, des gouaches, et des clichés aussi. Accrochés ou adossés aux murs, parfois même contre le parquet. Et toujours le même sujet : Eliane. Eliane à 20 ans, Eliane à 30 ans, Eliane à 40 ans… Et quelque part, Joséphine aussi tant les deux femmes se ressemblaient physiquement.
Et au centre de cette galerie d’art improvisée, Jules qui s’extraya du sofa, le cheveu en pagaille et le sourire canaille.
— Mon blouson ! scanda-t-il en avisant sa sœur. Je le cherchais, celui-là.
— Moi c’est mon lit que j’ai cherché cette nuit, rétorqua-t-elle en se délestant dudit blouson.
— Tu as encore dormi chez ta sœur ? s’indigna Eliane à son tour. Pourquoi tu ne veux pas d’une chambre à la résidence, j’en ai quelques-unes de libres.
Joséphine ricana et son jumeau la foudroya du regard. La jeune femme n’ignorait rien des raisons qui poussaient Jules à refuser encore et toujours ce logement pourtant bien pratique. S’installer chez Eliane signifiait accepter de décevoir leur père. Et ça, c’était le rôle de Joe, pas celui de Jules.
— On a partagé un utérus, on peut bien partager un lit de temps en temps, éluda-t-il.
Puis il quitta le sofa, et en quelques enjambées fut sur sa sœur, sa grande paume contre ses lèvres pour lui empêcher toute riposte. « Chut, ça va bien se passer. » poursuivait-il en lui tapotant le crâne de sa main libre.
— T’étais où d’ailleurs ? demanda-t-il finalement en la libérant. Quand je me suis réveillée, t’avais été remplacée par le troll qui me tambourinait le crâne façon djembé.
Le troll aka Oona, la fille de Natasha et qui, depuis deux petits mois était devenue bipède et profitait de ce nouveau statut pour explorer l’intégralité de la résidence. Une exploration qui se terminait, le plus généralement, par son petit corps lové contre celui de Joséphine pour une fin de nuit plus que méritée.
— Tu étais avec Dorian ? s’illumina Eliane comme un sapin de Noël.
La vieille dame venait de rajeunir d’une bonne décennie en un sourire radieux. Et Joe ne se l’expliquait toujours pas. Elle ne comprenait pas l’entrain de sa grand-mère vis-à-vis de ce nouveau contrat, vis-à-vis de ce nouveau « plagiaire », comme elle avait l’habitude de qualifier ses commanditaires. Dès que Joséphine avait prononcé le nom de Dorian, cette femme qu’elle ne savait pas portée sur la danse classique s’était immédiatement investie. Il fallait qu’elle accepte, il fallait qu’elle signe. Ce qui avait été jusqu’à présent une activité dans laquelle Joe gâchait son talent s’était transformée en mission divine.
Toujours prisonnière de la paume de son frère, Joe se contenta de hocher vigoureusement de la tête. Et Eliane tapa des mains comme une ado prépubère.
— C’est qui ce Dorian ? grommela un Jules suspicieux.
Pour l’occasion, il avait libéré sa captive, et lui imposait son regard torve d’où transpirait la méfiance. Joséphine aurait aimé lui répondre qu’il s’agissait de l’homme de sa vie et qu’elle allait tout quitter pour l’épouser à Vegas option sosie d’Elvis en officiant et bague-sucette, juste pour le plaisir d’observer son petit air supérieur se décomposer, mais Eliane fut plus rapide.
— C’est son nouveau contrat de stylo des ténèbres.
— Plume de l’ombre, corrigea Joséphine. Et contrat, contrat, c’est vite dit, j’ai toujours rien signé.
La grand-mère en laissa retomber ses bras d’où quelques plumes défraîchies s’échappèrent pour finir au sol.
— Mais pourquoi ? minauda-t-elle dans une moue enfantine. Il ne te plaît pas ?
Pardon, mais quel rapport ? Joséphine en resta interdite, avant de se ressaisir sous le regard inquisiteur de son jumeau. Quoi ? Lui aussi voulait savoir ?
— La question ne se pose même pas, je ne suis pas en mission zigobin, là. On parle d’un livre que je dois écrire. C’est un travail, hein, je suis payée pour ça. Bien payée en plus. Enfin… Je le serai si môsieur l’abruti en tutu acceptait qu’un tel livre existe. C’est pas le cas, tant pis. Next !
Elle avait parlé d’une traite, et désormais essoufflée, se laissa retomber dans un fauteuil à proximité. Elle espérait, au moins, que sa réplique aurait éteint le feu chez Eliane. Mais cette dernière, après un instant d’immobilisme, tapa de son talon contre le parquet, avant de quitter la pièce au pas de charge.
— Il lui arrive quoi, là ? s’interrogea Jules.
Joséphine n’en avait aucune idée. Elle savait juste qu’au lieu d’éteindre l’incendie, elle avait soufflé sur quelques braises.
50 commentaires
WildFlower
-
Il y a un an
clecle
-
Il y a un an
Gottesmann Pascal
-
Il y a un an
Ophélie Jaëger
-
Il y a un an
Gottesmann Pascal
-
Il y a un an