Fyctia
2. Lapins.
Le café luxueux de la place de l’Opéra dans lequel s’entassaient habitués et touristes était bondé. Joséphine avait obtenu une table par miracle, et l’homme qui venait de se laisser tomber sur le siège face au sien l’en félicita. Pas de présentations, pas de bonjour, juste un sourire carnassier. Il était en retard, mais les excuses non plus n'arrivaient pas. Maxence Duchêne, agent artistique, n’était pas du genre à s’encombrer. Présent pour les affaires, le reste n’avait pas grande importance.
Joséphine reposa le téléphone sur l’écran duquel elle consultait des articles de Presse sur l’énigmatique et talentueux Dorian Jézéquel, et mentalement, brossa le portrait de son agent qu’elle rencontrait pour la première fois. Petite trentaine, jovial. Familier également. Trop peut-être. Lorsqu’il se délesta de sa veste en cuir, elle nota sa carrure athlétique. Pas trop, juste assez pour que cela se voie. Joe décida qu’il faisait partie de ces personnes qui privilégient la première impression visuelle. Des vêtements de luxe, simples mais chers, une coupe de cheveux savamment entretenue pour qu’elle ne le paraisse pas. Et des yeux noirs qui détaillaient, disséquaient, et la mirent mal à l’aise.
— Vous êtes en retard, fit-elle entendre pour se redonner une contenance.
— Le trafic est épouvantable, répondit-il sans jamais se départir de son sourire.
— Le métro a ses avantages, rétorqua-t-elle en portant sa tasse à ses lèvres.
— Vraiment ?
La moue moqueuse, il ne se laissait pas atteindre par les reproches de la jeune femme. Au contraire, ils l’amusaient. Non, décidément, elle n’obtiendrait pas d’excuses. Et elle ne les exigerait pas, il le savait déjà.
— Bien… conclut-il ce silencieux débat en tirant une liasse de papiers de sa pochette. Je pensais partir sur un délai de neuf mois. Nous pourrons en reparler, mais je table sur une sortie pour le printemps 2026. Je vous fais suivre notre contrat. Si tout vous convient, vous n’aurez qu’à nous faire parvenir les deux exemplaires signés. Sauf si vous avez des questions ?
Joséphine récupéra les documents qu’il lui tendait, et les compulsa rapidement. Une biographie succincte, quelques photocopies d’interviews en diverses langues et… rien d’autre.
— J’en ai une, en effet : il est où votre prodige de la danse ?
Il n’était pas venu. Ni cette fois-là, ni les suivantes.
— Encore ? s’étonna Tasha en la voyant pénétrer dans la grande pièce de vie, et se laisser tomber sur le banc de la cuisine commune.
Même le délicieux accent aux « r » roulants de sa colocataire ne parvint pas à adoucir l’humeur de Joséphine.
— On en est à combien de lapins désormais ? se renseigna Basile depuis ses fourneaux.
— Trois, geignit Joe en venant cogner son front contre le bois de la longue table. A ce rythme, je vais pouvoir ouvrir une animalerie.
Tasha quitta son propre banc afin de rejoindre celui de son amie. D’une main tendre dans le dos de Joséphine, elle cherchait à lui procurer un peu de ce réconfort qui lui faisait défaut. En vain. Sa rencontre avec Maxence Duchêne remontait à une semaine, et Joe s’était refusée à signer quelque contrat que ce soit avant d’avoir rencontrer l’individu qu’elle devrait conter. Mais Dorian Jézéquel ne s’était jamais présenté au café. Le surlendemain, il n’était pas non plus venu au rendez-vous fixé, et Joe avait poireauté de longues heures devant la pyramide du Louvre. Aujourd’hui, c’était sous la tour Eiffel qu’elle avait fait le pied de grue. Demain, ce serait quoi ? Lui ferait-il descendre les Champs-Elysées en bus à impériale ?
— Je le déteste, maugréa-t-elle la bouche à moitié écrasée contre la table.
— Oublie ce type, l’invita Basile en lui jetant un coup d’œil par-dessus le torchon posé sur son épaule.
— Je ne peux pas. J’ai besoin de cet argent.
— Et le livre de Pénélope qui vient de paraître ? T’as pas un intéressement sur les ventes ?
— Elle va en vendre trois, et encore, probablement à sa famille.
Cette fois, elle enroula ses bras par-dessus sa tête, se forçant à se fondre un peu plus en cette table au sein de laquelle elle aurait voulu disparaître.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? demanda Tasha avec douceur.
Un bruit sourd à quelques centimètres, lui fit redresser la tête. Basile venait de déposer devant elle un grand bol fumant d’un plat au parfum savoureux.
— Mange ça, tu vas avoir besoin de force si tu veux poursuivre ta partie de cache-cache dans Paris.
Depuis le canapé, un peu plus loin, des têtes émergèrent par l’odeur alléchées. Ils étaient une dizaine à loger dans la résidence d’Eliane, mais difficile de les dénombrer exactement, tant il y avait de mouvements. Des départs, des arrivées, des résidents en tournée qui sous-louaient, et d’autres qui disparaissaient totalement. Mais il n’y avait qu’avec Natasha et Basile que Joséphine s’était réellement liée d’amitié.
— J’ai pas faim, prétendit-elle en s’enfilant une pleine bouchée.
Basile, en plus d’être un talentueux artiste peintre, faisait des miracles en cuisine. De trois ou quatre ingrédients, il concoctait un plat digne du plus prisé des restaurants. Aujourd’hui, un bowl de bœuf à la japonaise dont Joséphine savourait chaque fourchette les paupières mi-closes.
— Tu peux pas écrire sur la vie d’un fantôme, Joe. Passe à autre chose. Je te prêterais de l’argent, s’il n’y a que ça.
— Quel argent ? l’interrogea Tasha. T’as pas vendu la moindre toile depuis des mois.
Une interrogation teintée d’accusation. Personne ici ne roulait sur l’or. Ce n’était pas juste les fins de mois qui étaient difficiles, mais leur intégralité qui se drapait d’incertitude.
— Ça suffit ! J’appelle Maxence, décida Joséphine en suçotant le bout de ses doigts pour ne pas perdre une once de la sauce qui s’y était échouée.
Le téléphone contre l’oreille, les grains de riz suicidaires bien alignés du bout de l’index, elle comptait les tonalités, lorsque…
— Vous n’avez toujours pas signé le contrat.
Décidément, cet homme ne savait pas dire « bonjour » ?
— Dites au fantôme de l’Opéra de se pointer au rendez-vous fixé, et ce sera fait.
C’est vrai, après tout, à quoi bon s’encombrer de politesse ? Ou de diplomatie.
— T’as recommencé ?
La question ne s’adressant pas à Joséphine, cette dernière en déduisit que ledit fantôme se trouvait en présence de son agent. Sans se l’expliquer, les organes de Joe se mirent à danser la polka au fond de ses entrailles, et le bowl tenta de rebrousser chemin depuis son estomac jusqu’à sa gorge. Pourquoi paniquait-elle, brusquement ? Elle n’avait rien à se reprocher.
— Dis-le-lui toi-même, reprit la voix de Maxence après un silence.
Puis… plus rien. Un raclement de gorge. Une respiration. Dark Vador ? Il n’allait jamais prendre la parole ?
— Faut-il que je vienne vous chercher moi-même ? demanda-t-elle alors, à bout de patience.
— Chiche ? répondit aussitôt une voix glaciale qui fit retomber le bowl dans un bruit sourd au fond de son estomac.
— Où êtes-vous ?
Elle avait déjà son sac sur l’épaule, et un pied dans la porte.
76 commentaires
WildFlower
-
Il y a un an
M.G. Margerie
-
Il y a un an
Alexandra Prevel
-
Il y a un an
Ophélie Jaëger
-
Il y a un an
Alexandra Prevel
-
Il y a un an
Mllecycy
-
Il y a un an
Ophélie Jaëger
-
Il y a un an
Gottesmann Pascal
-
Il y a un an
Ophélie Jaëger
-
Il y a un an
Eleanor Peterson
-
Il y a un an