Fyctia
1. Prête plume.
La télévision crachait son éternelle diatribe anxiogène que Joséphine observait d’un œil distrait par-delà les volutes parfumées d’une tasse qu’elle fit claquer contre sa coupelle hors d’âge.
— Ma faïence, gronda la voix dans son dos.
Eliane venait de réapparaître dans le grand salon, les mains chargées d’une boîte arborant le logo de la meilleure pâtisserie de Paris. Enfin, d’après Eliane. Aux yeux de Joséphine, ces éclairs et autres religieuses ne valaient probablement pas les sommes que sa grand-mère y laissait chaque semaine. Ce qui n’empêcha pas la jeune femme de relever ses ondulations en un chignon très approximatif sur le dessus de son crâne, avant de se pencher en quête d’une de ces douceurs.
— Rappelle-moi pourquoi on s’inflige le supplice de cette chaîne nauséabonde ? demanda-t-elle en désignant d’un mouvement d’éclair au chocolat, l’écran plat au-dessus de l’imposante cheminée en marbre.
— Ils vont parler de ton livre, lui répondit la vieille femme dans un sourire ravi.
D’un geste précis et élégant, cette dernière s’empara de sa propre tasse, et sans le moindre bruit, sirota son thé avec une délicatesse qui aurait fait envie à feu la Reine Elisabeth.
— Ce n’est pas mon livre, marmotta l’autre.
Sa mauvaise humeur venait d’apparaître en même temps que la longiligne rousse à l’écran. Le sourire triomphal, elle se hissait sur un haut tabouret en face des présentateurs d’ores et déjà sous son charme.
Pénélope. Joséphine avait beau avoir écrit son autobiographie et, de fait, l’avoir écouté soliloquer pendant de trop nombreuses heures, elle n’était pas tout à fait certaine de s’être forgée un avis sur cette dernière. Pas vraiment antipathique, parfois drôle malgré elle, Joséphine avait décelé une certaine fragilité sous trois tonnes de cette feinte assurance dont seuls les très bien-nés sont capables.
« … à un tournant de ma vie, j’avais besoin d’exprimer, de coucher sur papier le chemin déjà parcouru et les sacrifices qui m’ont amené jusqu’ici. Et finalement, trouver les mots fut bien plus simple que les trente-deux fouettés consécutifs du Lac des Cygnes… »
Eliane en recracha son thé sur la table basse lustrée. Adieu, Reine Elisabeth.
— Non, mais… Le culot de ce fécalome ! Elle n’a jamais pondu une ligne de sa vie, mais bien sûr, c’est plus simple que trois pas-de-bourré et…
Et Joséphine ne l’écoutait plus. Pénélope était dans son rôle : la lumière. La place de Joe était dans l’ombre. C’était là tout l’intérêt d’être prête plume : écrire des œuvres à paraître sous le nom d’un autre. Celui de Pénélope pour cette fois, mais la jeune femme n’en était pas à son coup d’essai. La danseuse avait besoin de quelqu’un sachant magnifier et romancer sa vie, et l’autrice avait besoin d’un peu d’argent. Le contrat était très clair et Joséphine s’en satisfaisait parfaitement. Un jour elle publierait sous son propre nom. Un jour son roman aurait les honneurs des étales de la librairie d’Alfred. Mais pas aujourd’hui. Pas encore. Il n’était pas prêt. Il n’était pas encore absolument parfait.
Éternelle insatisfaite, elle trébuchait encore sur la fin. Et le milieu. Peut-être bien le début également ? Ce récit l’obsédait depuis des années, et bien des nuits s’étaient teintées de blanc à force d’écriture et réécriture. Elle ne parvenait à penser à rien d’autre. Ses personnages la suivaient le jour, la poursuivaient la nuit. Elle ne se projetait jamais au-delà.
Le travail de plume de l’ombre lui permettait de survivre de son art, sans enjeu, sans complication. Simplement la vie d’autres gens qu’elle étalait sur des pages et des pages en un récit sans intérêt, sans saveur, mais définitivement très bien écrit. Et suffisamment bien payé.
Elle logeait quelques étages au-dessus de l’appartement d’Eliane. Cette grand-mère, dont elle n’avait appris l’existence que sur le tard, avait fait réaménager les multiples chambres de bonnes de l’immeuble en un étage entièrement consacré à loger des artistes en devenir. Toute la vie d'Éliane avait été tournée vers les arts, et aujourd’hui, au crépuscule de son existence, elle s’employait à rendre un peu de ce qu’elle avait reçu.
— Ton frère serait d’accord avec moi, tu as bien trop de talent pour le gâcher auprès de ces usurpateurs, poursuivait Eliane toute sa hargne dirigée vers ce pauvre écran télé qui n’avait pourtant pas demandé à être allumé sur cette chaîne. Et il est où ton frère, d’ailleurs ?
Autant Joséphine ne prêtait pas grande attention aux élucubrations de la vieille femme à qui elle avait déjà expliqué mille fois qu’il ne s’agissait ni d’usurpation, ni de plagiat, autant la mention de son frère fit tiquer la jeune autrice. Heureusement, des coups contre le bois noble de la porte d’entrée, détournèrent l’attention d’une réponse qu’elle n’avait, de toute manière, pas vraiment envie de formuler.
— Basilouuuu, minauda Eliane comme une adolescente octogénaire.
Elle se tordait le cou afin d’offrir une œillade incendiaire à l’immense statue d’ébène qui venait de faire une apparition hésitante dans le salon, le muscle saillant, le marcel constellé de tâches de peinture.
— Pardonnez mon intrusion, madame Eliane… commença-t-il avant d’être immédiatement interrompu par ladite dame Eliane.
— Elie, je t’ai déjà demandé de m’appeler Elie. Ton « Madame Eliane » me donne des airs de mère maquerelle des beaux quartiers.
Basile eut beau hocher de la tête, Joséphine savait que jamais il ne parviendrait à l’appeler autrement que Madame Eliane. Pourtant, il était le plus ancien pensionnaire d’Elie, et de ce fait aurait pu développer une forme de familiarité avec elle. Il n’en était rien. Huit années à la côtoyer quotidiennement n’avaient fait que renforcer l’immense respect qu’il nourrissait à son égard.
— Tiens, tu avais oublié ton portable là-haut, et il n’arrêtait pas de sonner. Me suis dit que c’était peut-être important.
D’un geste grâcieux, il tendit le portable à Joséphine qui s’empressa de s’en emparer pour s’informer de l’identité de son harceleur. Un numéro qu’elle ne connaissait pas crachait ses douze appels en absence et presque autant de messages vocaux. Qui laisse huit messages sur un répondeur en l’espace de moins d’une heure ? Pendant que Basile subissait les sourires ravageurs de la midinette aux cheveux blancs, Joséphine s’empressa de répondre à cette dernière question.
Le téléphone greffé à l’oreille, elle faisait les cents pas au milieu des tableaux et des tapis persans. Ponctuellement, elle s’immobilisait, laissait entendre un « suivant », puis reprenait ses déambulations.
— C’est qui Dorian Jézéquel ? demanda-t-elle finalement.
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WildFlower
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Octavia Carouzell
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