Fyctia

— Que j’aimerais que nous soyons les deux seules Divinités de ce monde ! se plaignit la voix langoureuse et légèrement rauque d’Envie à l’adresse de son frère.

Née de la cristallisation des désirs inassouvis des Hommes, elle ne pouvait s’empêcher de nourrir de telles pensées. Celles-ci tournaient dans son esprit et elle y rêvassait souvent. Quoi de plus excitant que d’être élevé au-dessus des autres après tout ?

Orgueil jeta un coup d’œil à sa jumelle. Ses longs cheveux dorés cascadaient avec grâce dans son dos et elle lui adressa un sourire rêveur. Il passa une main parfaitement manucurée dans sa tignasse soyeuse et poussa un imperceptible soupire à l’intention de la jeune femme.

— Tu sais très bien que ce n’est qu’une chimère inaccessible puisque nous sommes immortels, lui rappela-t-il une fois de plus. Quand bien même nous détruirions tous les autres, leurs essences s’échapperaient et formeraient un nouveau réceptacle identique.

Envie le toisa depuis sa position surplombant la sienne et ses yeux vert lui lancèrent un regard étrange dans lequel brillait une lueur qu’il ne connaissait que trop bien. Elle le mettait au défi, lui, le plus Grand des leurs, celui qui entre tous était sans conteste le meilleur.

— Tu veux dire que tu es incapable de réaliser mon souhait ? Moi qui pensais que tu étais le plus puissant d’entre nous…

Son ton railleur lui valut un regard courroucé d’Orgueil. Il plissa ses yeux à la manière d’un prédateur, lui faisant comprendre qu’elle jouait là à un jeu bien dangereux. La jeune femme lui adressa un sourire à mi-chemin entre la condescendance et la contrition. Ces deux-là se détestaient autant qu’ils s’adoraient. Après tout, ne dit-on pas que l’amour et la haine sont les deux faces d’une même pièce ?

Orgueil et Envie étaient apparus à la même époque et ne s’étaient jamais séparés depuis lors. Leur association se révéla fructueuse, l’espiègle demoiselle adorait tourmenter son frère et ce dernier se rengorgeait encore davantage de cette attention toute particulière. Lui seul pouvait se targuer d’hypnotiser ainsi l’intrigante créature si encline aux caprices les plus divers.

— Rien ne m’est impossible et tu le sais, la corrigea-t-il avec suffisance.

Envie agita ses jambes dans le vide et sauta du rocher sur lequel elle était assise. Elle se réceptionna avec grâce malgré la chute de plus de deux mètres. Elle se déplaça avec une grâce féline et se colla tout contre son frère, faisant jouer ses doigts fuselés le long de sa nuque avant de l’étreindre avec force. Orgueil la laissa faire un instant avant de la repousser sans ménagement. Il l’attrapa à la dernière seconde par les hanches et leurs corps se collèrent l’un à l’autre. Il avisa sa poitrine qui se soulevait avec volupté, son souffle chaud et si proche de son visage, ses lèvres sensuelles à quelques centimètres à peine des siennes. Son regard se planta dans le sien et il admira ses yeux durant quelques secondes. Il aimait s’y perdre et contempler son propre reflet sans ses iris exceptionnels.

Par espièglerie, elle le repoussa et il lui jeta un regard vexé. Comment osait-elle ainsi rompre son étreinte, lui qui était sans conteste l’être le plus parfait de ce monde ? Il l’adorait autant qu’il avait envie de l’étrangler. Envie lui tira la langue puis pencha légèrement la tête sur le côté. Elle avait envisagé de l’embrasser bien sûr, mais le rendre fou était son plus grand plaisir. Elle adorait voir la stupéfaction dans son regard, se délectait des pensées assassines qu’elle percevait dans sa posture et le pli de ses lèvres. Jamais ils ne passeraient à l’acte, mais elle s’émoustillait de ces jeux et de la complicité teintée de désirs qui les unissaient.

— Alors faisons-le, le défia-t-elle en tordant ses mains tant l’excitation la gagnait. Nous n’avons pas besoin des autres, n’est-ce pas ?

Elle marquait un point, Orgueil fut bien forcé de le reconnaître. Elle avait le don de lui imposer ses fantasmes les plus étranges et il se faisait un devoir de la combler de toutes les façons imaginables. Ils étaient inséparables, complémentaires. Elle était l’inspiration qui lui faisait défaut et il représentait l’entêtement dont elle avait besoin pour parvenir à ses fins.

Orgueil travailla avec acharnement pour trouver une solution à leur souhait commun. Comment se débarrasser de ces inopportuns et faire d’eux les uniques divinités de ce monde ? Les tuer ne mènerait à rien. Les Dieux s’entre-tuent depuis le commencement pour un oui ou pour un non. Orgueil et Envie avaient déjà trucidé Prudence, Paresse et Gourmandise à plusieurs reprises par le passé. À chaque fois, leurs corps brisés s’étaient flétris lorsque leurs essences les avaient quittés. S’il pouvait les empêcher de reformer un corps, s’il parvenait à trouver un moyen de canaliser leurs essences…

Arriva le jour où il se présenta devant Envie avec un sourire triomphant. Il lui présenta un objet et lui assura qu’avec ceci leurs rêves de toute puissance deviendraient vite une réalité. La jeune femme lui sauta au cou et l’embrassa comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. Orgueil la laissa faire, n’était-ce pas là une juste rétribution pour les trésors d’imagination qu’il avait déployés ? Envie le posséda autant qu’elle le laissa jouir de son propre corps. Leur fusion fut totale, parfaite.

Vint le moment de tester l’idée d’Orgueil. Ils tendirent une embuscade à Colère et le coincèrent dans un canyon. Prit en tenaille et sans espoir de fuite, l’affaire fut vite expédiée et le Dieu ne se défendit même pas devant l’inéluctable. Envie lui trancha la gorge et son essence argentée s’échappa de la plaie. Orgueil se précipita à sa rencontre et ouvrit un petit flacon de verre confectionné par ses soins. La substance fut aspirée à l’intérieur et il referma le récipient d’un air victorieux.

Comme il l’escomptait, son stratagème fonctionna. Colère ne revint jamais car son énergie confinée n’avait pas la capacité de recréer un corps. Ce qui personnifiait la colère des Hommes n’était plus qu’énergie au fond d’un bocal. Les jumeaux avaient réussi, un jour il ne resterait qu’eux.

Une pensée pernicieuse finit par envahir Orgueil. Pourquoi garderait-il ce pouvoir sous clé sans l’utiliser ? Il était parfait, il avait droit à la puissance de Colère et à celle des autres. Il déboucha le flacon et laissa une mince volute sortir qu’il huma avec délice. Son corps fut traversé d’une énergie nouvelle. Il se sentit mieux que jamais et devint vite accroc à la substance divine. Ce faisant, sa propre nature changea et il éprouva bien vite des sentiments inédits. La colère et la rancœur s’ajoutèrent à sa personnalité et il commença à voir sa sœur différemment. Elle avait le même objectif que lui, mais il ne pouvait y avoir qu’un seul Dieu en ce monde, lui. Elle était devenue son ennemi, sa Némésis.

Il lui fallait se débarrasser d’elle, comme des autres.