Fyctia

Depuis que j’ai vu Maël dans l’avion, la petite voix insidieuse dans ma tête ne cesse de me jouer des tours en me rappelant que c’est sa faute si j’en suis là. J’étais brillante, j’avais des rêves, et il les a piétinés sans vergogne.

Je le déteste.

Perdue dans mes pensées, je me laisse guider par mes jambes jusqu’à la salle de répétition. Malgré le stress et la tension, l’excitation prend le dessus. J’ai hâte de sentir les picotements caractéristiques du bonheur de jouer dans un orchestre. Hâte de retrouver mon univers.

Lorsque j’arrive, la salle est relativement vide, ce qui me permet de me familiariser avec les lieux.

— Bonjour Héloïse, me lance Tom, le regard absorbé par la partition posée sur son pupitre.

— Bonjour, je réponds avec enthousiasme, m’imprégnant de l’odeur caractéristique du bois des instruments.

N’ayant aucune idée de mon positionnement dans l’ensemble, j’attends patiemment qu’il m’accorde son attention. Au bout de ce qui me semble être une éternité, il relève les yeux vers moi, et son regard se voile d’excuses.

— Oh, désolé. J’avais oublié que c’était ta première répétition avec nous, s’excuse-t-il.

— Ce n’est rien.

Mon sourire est crispé, malgré ma voix assurée. Il semble le sentir car il se rapproche de moi et m’entraîne vers les sièges des cordes, une main sur mon épaule.

— Détends-toi, tout va bien se passer. Tu es ici, à la place de Petra, la violoniste que tu remplaces, me sourit-il.

Je hoche la tête avant de m’installer sur la chaise qu’il m’indique. Il se retourne et j’en profite pour analyser quelque peu l’espace autour de moi. Quand les battements de mon cœur s’apaisent, je me plonge dans la lecture de la partition du jour. Une ode à l’amour et à la magie en prévision de Noël. Mes lèvres s’étirent doucement alors que je me représente les notes dans mon esprit.

Cette musique est magnifique.

Soudain, quelqu’un prend place juste derrière moi. Prête à me présenter officiellement, je me retourne… et mon souffle se bloque une fraction de seconde. C’est une blague. Le sourire narquois de Maël m’accueille. Mon ventre se contracte. Est-ce un coup monté ou un malheureux hasard que Petra ait été assise juste devant de lui ?

— Salut ! me lance-t-il en installant ses affaires.

Je me crispe et détourne le regard, mes doigts se resserrant sur mon archet. Si je lui volais sa partition, peut-être qu’il me ficherait enfin la paix ? Je ne réponds pas et me tourne plutôt vers ma voisine de droite, une femme un peu plus âgée qui arbore un sourire chaleureux.

— Bonjour, je suis Héloïse.

— Bonjour ! Tom a beaucoup parlé de ton audition et de ton talent. J’ai hâte de t’entendre jouer, me répond-elle gentiment.

Mon cœur se gonfle de joie. S’il a parlé de moi, peut-être que j’ai réellement mes chances d’obtenir ce solo, de faire mes preuves.

Mon attention se dirige vers le chef d’orchestre, qui tape dans les mains pour demander le silence.

— Bonjour à tous ! Bienvenue à notre première répétition à Tromsø !

Des cris de joie résonnent dans la salle. Il poursuit son discours, sans manquer de rappeler la compétition entre les violonistes.

— Cette fois, hors de question que tu me sabotes, je menace Maël en pivotant discrètement.

Je me retourne avant d’entendre sa réponse.

— Je n’ai même pas besoin de ça pour avoir ce solo, souffle-t-il dans mon oreille.

Je réprime un frisson. Les vents lancent la partition avant que je puisse répliquer. M’efforçant de me reconcentrer, je me plonge dans mon instrument et joue comme si ma vie en dépendait. Je n’ai pas droit à l’erreur, pas aujourd’hui, ni jamais.

Inconsciemment, je me laisse emporter par la mélodie de mes co-musiciens, et celle de Maël s’impose naturellement à moi. Malgré la tension palpable entre nous, nous jouons parfaitement. Trop parfaitement. Quand la première mélodie se termine, ma poitrine se soulève rapidement.

— Bah alors, ça va pas ? me demande le parasite.

Est-ce que je peux l’éborgner avec mon archet et faire passer ça pour un accident ?

Je me tourne brusquement.

— Tu fais trop de fausses notes, ça me perturbe, je balance en retour pour le déstabiliser.

Bien sûr, ce que je viens de dire est faux, mais son regard se voile légèrement, comme si j’avais touché une corde sensible derrière son éternel sarcasme. Mon estomac se serre. L’ai-je blessé ? Pendant un instant, je me sens coupable. Ce n’est pas parce que je veux gagner que je prends plaisir à être méchante.

Mais je me ressaisis rapidement, me rappelant tout ce qu'il m'a pris. Je détourne les yeux, déterminée à ne pas tomber dans son piège. Il a détruit mes rêves d'un simple geste, et il ne mérite pas que je le prenne en pitié.

— Maël, Héloïse, nous réprimande la voix de Tom.

Je grince des dents, réprimant le frisson glacé qui court le long de ma colonne vertébrale. Je ne dois pas me faire remarquer. Je sens que Maël a le même raisonnement puisqu’il ravale son cynisme afin de se reconcentrer sur sa partition. Je repositionne mes doigts sur mon instrument.

Tu vas y arriver, Hélo.

Alors j’ignore le regard de Maël braqué sur ma nuque et je joue, joue et joue encore. Emprisonnée dans la mélodie, le tumulte dans mon cœur se tait et les sons autour de moi disparaissent. Lorsque les derniers accords résonnent dans la salle, je frissonne. L’air semble vibrer, comme imprégné par les notes encore suspendues dans l’atmosphère. Soudain, une main se pose sur mon bras, me faisant sursauter.

— Hélo, tu m’entends ?

Je me détends au son de la voix de Pauline.

— Pardon, j’étais ailleurs, je grimace.

— Tu veux venir avec nous visiter Tromsø ? Comme ça, tu pourras rencontrer un peu l’équipe.

Je meurs d’envie de dire non, de m’enfermer dans une salle pour répéter jusqu’à épuisement, mais je ne peux pas résister à la féérie de Noël, à cette ville qui semble tout droit sortie d’un monde magique. Je hoche la tête pour toute réponse.