Fyctia

Chacun descend du bus avant de récupérer sa valise machinalement, presque comme des robots. Quand je sens mes pas crisser dans la neige, je ne peux m’empêcher de m’arrêter un instant. Les flocons tombent sur mon visage et l’air est glacial, mais je ne frissonne pas. Au contraire, je prends une profonde inspiration, laissant le calme de l’instant me rappeler pourquoi je suis ici.

Peu importe si Héloïse a rejoint l’aventure, ça ne m’éloigne pas de mon objectif : prouver ma valeur.

Être le meilleur. Me dépasser, encore et encore. Vaincre mes difficultés, mes peurs.

Mes douleurs.

Et je suis certain que la magie de Noël qui émane de cette région m’aidera à atteindre mon but.

Dès le moment où nous pénétrons dans le hall, des chants typiques nous enveloppent, mêlés à une douce odeur de crème chantilly et de biscuits. Un immense sapin scintille près d’une cheminée où crépite un feu réconfortant. Les murs et escaliers en bois, ornés de couronnes de houx, accentuent encore la chaleur du lieu.

Nous montons nos valises dans les chambres, puis retrouvons Tom dans la salle commune. Comme lors de chaque tournée, il nous réunit tous dès le départ afin de nous motiver. D’autant plus que, cette-fois, nous avons une nouvelle violoniste – dont je me serais bien passé.

— Bonsoir à tous, commence notre chef, son sourire chaleureux formant de petites ridules au coin de ses paupières. Je sais qu’il est tard, et que vous avez sûrement envie d’aller vous reposer pour les jours qui nous attendent, mais je voulais vous présenter Héloïse, notre nouvelle violoniste, qui a intégré l’orchestre aujourd’hui !

Quelques applaudissements fusent et mon ancienne amie sourit timidement en adressant un vague signe de la main à l’assemblée.

Elle semblerait presque inoffensive.

— Je voulais aussi vous partager quelques informations sur cette tournée, qui change de celles qu’on a connues jusqu’ici. Comme vous le savez, nous avons cinq représentations prévues sur le mois de décembre. Dans chaque ville, nous nous produirons dans des lieux emblématiques pour Les Etoiles de Noël. Si l’association a choisi l’Ensemble Équinoxe, c’est grâce à notre réputation de groupe irréprochable. Alors s’il vous plait, faites en sorte que notre image ne soit pas entachée.

Il marque une pause avant de reprendre avec plus d’entrain.

— Nous allons aussi faire de nombreuses activités locales pour nous imprégner de la culture et nous rapprocher. Chaque jour, nous aurons des répétitions, mais vous pouvez aussi vous entrainer quand bon vous semble. Tout vous paraît clair ?

Nous hochons la tête à l’unisson.

— Ah, j’allais oublier ! Pour le concert à Rovaniemi, le 24 décembre, nous aurons un solo de violon. Tous les violonistes sont en lice, et dès demain, je prendrai le temps d’observer chacun d’entre vous avant de faire mon choix. Un peu de compétition ne peut que nous pousser à nous surpasser… Alors, que le meilleur l’emporte ! nous informe-t-il en nous regardant un à un, droit dans les yeux.

Mon sang ne fait qu’un tour. Une place de soliste ? Mon cœur rate un battement avant de s’emballer. Une vague de chaleur grimpe dans ma poitrine, mélange brûlant d’excitation et d’angoisse. Je sens déjà l’adrénaline me picoter les doigts. Ce rôle est fait pour moi. Il doit être à moi. Mon regard se dirige instinctivement vers Héloïse. Ses yeux sont déjà plantés dans les miens.

Ils contiennent mille et une promesses, mais elles semblent toutes vouloir dire « Je vais t’écraser ».

Oh, Héloïse, tu n’imagines pas dans quel défi tu viens de t’embarquer.

Je ne laisserai personne m’empêcher d’avoir cette place. Des murmures fusent, des cris enjoués. J’entends des termes comme « bon enfant », « challenge ». Mais pour moi, c’est bien plus que ça. Pour moi, c’est la chance de ma vie. La chance de prouver que je mérite d’être musicien, malgré tout.

— T’as vu, on va être en compétition ! me dit Floriane en posant une main sur mon bras.

Mais je n’entends mon amie que d’une oreille, trop absorbé par cet échange silencieux entre ma rivale et moi. Dans mes iris, j’espère faire passer le message : cette place est à moi.

Le reste de la réunion se passe dans une ambiance détendue, mais mon esprit bouillonne. Une fois dans ma chambre, je saisis mon violon avec empressement sans même prendre le temps d’observer mon environnement. Je dois aller m’entraîner si je veux gagner. Pas question de faire une seule fausse note, de rater une mesure, de me laisser avoir par la mélodie.

Pas question de laisser mon corps prendre le dessus.

Je fouille frénétiquement mon étui à la recherche de mes nouvelles cordes, en vain. Avec un grognement, je saisis ma valise et l’ouvre à la volée.

Oh.

Un pull de Noël, une énorme boîte de chocolats, des partitions bien rangées… Ce n’est définitivement pas mon bagage. Je jette un œil à l’étiquette sur la poignée.

Héloïse Delacroix.

Comme par hasard.

L’envie me prend de fouiller un peu, voire de cacher ses partitions pour la perturber, mais trois coups sont frappés à ma porte. J’abandonne mon entreprise à contrecœur et me retrouve face au visage furieux de ma concurrente.

— Rend-moi ma valise, dit-elle de but en blanc en faisant rouler la mienne dans l’entrebâillement.

Comme si je l’avais prise volontairement.

Je la fixe un instant, hésitant, une part de moi se disant que je pourrais jouer un peu avec ses nerfs, la déstabiliser autant qu’elle me déstabilise. Mais je me contente de soupirer avant de me diriger vers le lit.

— Tiens, je lui dis en lui rendant l’objet.

Elle ne me remercie pas et s’éloigne dans le couloir, sa chevelure rousse captant les reflets dorés des appliques murales. Une vague de colère et d’angoisse monte en moi et je ne peux m’empêcher de lancer, sarcastique :

— Sympa, le pull de Noël et ses grelots. Je savais pas que tu comptais jouer dans une fanfare.

Elle se retourne à la volée.

— T’as fouillé dans mes affaires ?

— Calme-toi, princesse. J’ai juste pensé que c’était ma valise, je rétorque.

Elle ne répond rien, fronce le nez comme à son habitude quand elle est en colère, puis pointe un doigt accusateur dans ma direction.

— Si t’as touché à mes chocolats, je jure que je te tue.

Je referme la porte derrière moi, un sourire amusé aux lèvres. Mais tandis que je me retourne, mon regard tombe sur mon étui de violon resté entrouvert. Mon sourire s’efface. Je devrais être en train de m’entraîner, pas de jouer à ces jeux puérils. Je ne dois pas me laisser distraire. Surtout pas par elle.