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Frère Guillaume
« Vigiles de Saint Martin MCDXXXVIII
Ami Renaudin,
C'est le cœur lourd de chagrin et de colère que je t'écris. Notre maître, Frère Guillaume, n'est plus.
Alors que nous avions débusqué le plus sacrilège des dits havres de ces abominations, il a péri sous les coups d'un de ces hommes damnés appelés gardiens de la source. Notre Seigneur le tienne en sa Sainte Garde et l'accueille à sa droite parmi les Justes. Nous sommes perdus, mais bien décidés à venger ce crime !
Pourtant j'ai honte, Renaudin. Honte, parce que j'ai fui. Mais Saint Pierre lui-même n'a-t-il pas connu la peur ? Aussi j'attends quelque signe de l'Esprit Saint me dictant à présent une conduite exemplaire. J'ignore si je fus lâche ou s'il était le destin de Frère Guillaume de donner sa vie pour nous montrer la voie, pour nous montrer l'ennemi.
Jusqu'alors, nous menions notre lutte contre ces putains de filles de lune, mais les gardiens sont leur bras armé. Jamais je n'en vis une faire démonstration de pouvoirs autres que la divination qui est déjà chose contre nature et insulte à Dieu qui seul connait notre destinée. Elles incitent femmes à se rebeller contre l'ordre des choses. À se croire égales des hommes, magiciennes parce que donnant la vie... Que feraient ces chiennes sans notre semence ? Ne voient-elles pas que sans leurs gardiens, elles seraient déjà toutes retournées à Satan ?
Ces fils du diable que sont ces dits gardiens... Ainsi, ils se trouvent également parmi la noblesse. Frère Guillaume nous avait pourtant prévenus, mais toute mon âme se révolte devant ce triste constat. Il nous l'avait dit. Il nous l'avait dit. Tout comme la noblesse d'Aquitaine avait soutenu les hérétiques cathares, il en est qui se sont soumis aux filles de la lune. Et c'est l'un de ces traîtres, de ces infidèles, de ces hérétiques qui a mis fin aux jours de notre maître.
J'avais fui, comme je te l'ai dit, m'étant réfugié dans les bois entourant le havre, havre sacrilège s'il en est, caché, dissimulé sous un nom chrétien. Notre-Dame, Sainte Anne et Sainte Brigitte. Elles se présentaient comme sœurs Abélardiennes ! Leur temple impie prenant la forme d'un ermitage semblable au Paraclet* fondé par Pierre Abélard. Cela seulement aurait dû nous mettre en garde, mais il fallait l'érudition de Frère Guillaume pour comprendre cela !
J'avais fui, je te dis, et seul ce brave Brice est resté à ses côtés, c'est lui qui m'a tout raconté. S'il n'est pas le plus futé d'entre nous, il a été le plus fidèle, restant auprès du maître et prenant soin de sa dépouille mortelle. Il est désormais le gardien des parchemins, lui qui ne sait pas lire... Mais toujours Frère Guillaume lui a fait la plus grande confiance. Aujourd'hui, je dois reconnaître que c'était à raison.
Ainsi m'a-t-il révélé que c'est le seigneur même des lieux, des terres sur lesquelles était installée cette abomination qui était un gardien de la source. Petit seigneur, certes, à peine un chevalier doté de quelques bois, quelques fermes, quelques arpents, mais un seigneur. Et qui dit sa famille plus vieille que Charlemagne. C'est lui qui d'un coup net trancha la gorge de notre maître, alors qu'il épiait quelque rituel païen en la veille de tous les Saints. Rituel auquel ledit seigneur assistait. Brice dit qu'une des filles de la lune l'a guidé, sentant la présence d'intrus. Celle-là qui se fait appeler Mère Abbesse. Elles n'ont honte de rien et se parent sans vergogne des habits des saintes femmes vouées au service du Très-Haut.
Aussi nous t'attendons, Renaudin, afin de nous rendre tous ensemble en ce lieu et mettre fin à ces diableries. Gageons que, hors de tout temps de ces cérémonies païennes, ces maudits gardiens, dont le seigneur Tancrède Hardy et son âme damnée Roger du Bray seront pris par quelque autre affaire et ne pourront intervenir lorsque nous agirons... »
— Roger du Bray ?
— Anthroponyme d'origine, c'est un nom courant, pas en Dordogne. Plutôt du Nord et de l'Île-de-France. On se calme, ça n'a peut-être rien à voir avec nous.
— Hum, et les âmes qui s'incarnent toujours dans la même lignée ? La première fille du premier fils ?
— Simple hypothèse.
— Ou claire-sentience, Babou. Tu oublies ta claire-sentience. Et je te rappelle que notre famille est arrivée ici à la Révolution et qu'on n'en sait guère plus à son sujet.
— En effet. Ceci dit, ce n'est pas vraiment ça qui me préoccupe. J'ai demandé à ce que me soit révélé Celui qui n'a pas passé le pont. Or, ça peut être n'importe lequel des ces hommes – hormis du Bray et Tancrède Hardy. Hardy qui est un gardien. Du Bray, on n'en sait rien... Enfin, il l'était sans doute, ce qui expliquerait la lignée, j'admets. Mais les autres ? Lequel a fait passer son âme dans Poitevin? Et qu'est-ce qui a provoqué ça ?
— Ben que tu trouves la source alors que tu es une ancienne prêtresse. C'est évident, non ?
— En tout cas c'est ce qui semble le plus logique. Mais ça ne nous dit pas comment et qui...
— La lettre parle beaucoup du Frère Guillaume, quand même.
— Ah ça, c'est clair... Bon, on finit celle-là et j'en tire une deuxième, vous tiendrez ?
— On a du café et du chocolat, tout va bien. Au pire, demain on fait journée de coma ! La choupinette se fera gâter par les mecs.
— Ok, on continue. Romaine, tu tiendras aussi ?
— Dois-je te rappeler que ma longue carrière de noctambule n'est pas près de s'achever, ma bichette ?
Je me repenche sur le parchemin.
« Nous quittons ces terres maudites pour prendre nos quartiers à Sarlat, ville marchande où il est facile de se fondre dans la foule. Dès que tu seras ici, nous nous mettrons en marche. Et nous vengerons la mémoire de Frère Guillaume Desportes, notre maître !
Dieu te garde, Renaudin, et qu'il nous maintienne forts dans la résolution de Sa Volonté. »
*Le Paraclet est le nom donné par Pierre Abélard au couvent l'abbaye du Paraclet, qu'il a établi près de Nogent-sur-Seine, dans le département de l'Aube. (Source : Wikipédia). Si, si, l'Aube, vous avez bien lu...
Pierre Abélard avait fondé cette abbaye pour y installer son épouse Héloïse après que leur mariage fut devenu inconsommable... Chef du premier ordre spécifiquement féminin, le Paraclet a illustré un modèle monastique basé sur l'érudition, la musique vocale savante et le petit nombre de professes comme de filiales, préfigurant ainsi Saint-Cyr. Un temps promu au sein de l'Église en concurrence de l'abbaye mixte de Fontevraud et en opposition aux ordres mendiants, tel celui des Clarisses, il a représenté une tentative de reconnaissance de l'égalité intellectuelle des femmes au-delà de l'échec du béguinage. Détruit par la Guerre de Cent Ans, les guerres de Religions et la Révolution, il montre aujourd'hui très peu de choses de ce qui en avait été restauré à partir du XVIIe.
1 commentaire
Marie-Eve Tries
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Il y a 5 ans