Fyctia
Intrusion
Avant de reprendre la lecture, le déchiffrage, de piocher un autre document, nous prenons une petite pause. Il n'est pas loin de minuit. Je regarde la plaquette de chocolat noir au caramel au beurre salé sur la table...
— Je crois que je vais aller chercher une bouteille de vin rouge à la cave, ça ira beaucoup mieux avec ce chocolat que le café. Trop d'amertume cumulée.
— J'ai remonté une bouteille de Bergerac tout à l'heure. Je me suis doutée que tu en aurais envie avec ton sempiternel 72% de cacao.
Je souris. Romaine me connaît décidément si bien. Même ça, elle l'a retenu, ce goût que j'ai des vins taniques avec le chocolat noir.
— Bergerac pour tout le monde ?
— Moi, ça me va, tantine !
Dans le séjour, Sam et Arthur ont la mine grave. Les douleurs ont repris et le paracétamol n'y a rien fait. Arthur se concentre pour imposer les mains sur la tête de Sam afin de le soulager. Il en est capable bien que sa voie ne soit pas celle de la guérison. Par contre, à cette heure, il ne peut puiser sa force dans la lumière du soleil, astre des gardiens, pôle masculin. Cela risque donc de le fatiguer plus que de nécessaire. Je m'agenouille devant Sam, prends ses mains, dépose mes lèvres doucement au creux de ses paumes.
— Amour, es-tu vraiment certain de ne pas vouloir que nous arrêtions ? Je ne supporte pas de te voir avoir mal comme ça. Dis-moi ? Tu ne veux pas que j'arrête ?
— Les prêtresses doivent se préparer, Lizzie. Les gardiens aussi. Arthur va s'occuper de moi, ne t'inquiète pas, ma douce.
— Tout ira bien, Babou. Va faire le nécessaire avec Romaine et Lola. Nous montons la garde.
— Mais, ça ne va pas te fatiguer ?
— C'est possible. Mais les gardiens de la Source doivent faire leur office. La Déesse a parlé. Nous veillons sur vous. Nous veillons sur Roland et sur Ella.
Lorsque je reviens dans le bureau avec la bouteille et les verres, Lola remarque tout de suite mon air soucieux. D'un revers de la main, je balaie ses inquiétudes et verse le Bergerac avant d'en offrir un verre à chacune, puis de partager le chocolat.
Lentement, je laisse le carré fondre sur ma langue. Puis je prends une gorgée de vin. Pleinement présente aux goûts, aux parfums, aux sensations. Somme toute, c'est une façon de méditer, de s'ancrer à la terre, d'être là, dans l'instant, dans mon corps. Chasser les pensées. Juste profiter de l'amertume et des tanins, de cet accord parfait. La douceur du caramel en arrière-fond.
— Bon, on pourrait s'y remettre ? Peut-être qu'on irait aller se coucher avant que le soleil ne se lève.
— Ecoutez-moi ça, c'est la plus jeune et c'est elle qui veut se coucher tôt...
— Je ne dis pas ça pour moi. Mais Tante Babou a l'air très fatiguée, pas vraiment dans son assiette. Tu es inquiète et tu ne veux pas nous le dire, je me trompe ?
— Les cicatrices de Sam se sont encore réveillées. Arthur est en train de s'en occuper. Il a eu mal tout à l'heure sur la foire et Ella a parlé d'un méchant monsieur qui ne nous aimait pas. Il est là... Je ne sais pas comment, mais il est tout près.
— S'il y avait eu une évasion, on l'aurait su, non ?
— On n'a pas ouvert la télé depuis des jours, ni la radio.
— Mais on t'aurait prévenue...
— Peut-être. Vraiment, je ne sais pas. Je te dis, les cicatrices de Sam sont douloureuses et Ella a perçu quelqu'un de « méchant ». Et moi, hé bien, j'ai senti de très très mauvais frissons et ce n'était pas ma peur de la foule. Romaine, tu nous remets un coup de sauge ?
— Ce ne sera pas nécessaire. La Déesse est avec nous. Respire et plonge dans les mémoires, Elisabeth la Barde.
Je respire lentement et profondément, trois fois, demandant à Rhiannon de guider ma main comme je l'ai fait précédemment. Ma main se pose sur un papier de chiffon...
« Fête de Sainte Catherine MCDXXXVIII
Hugues,
Ne m'attendez pas, je ne viendrai pas. Depuis longtemps je doute de la pureté des intentions de Guillaume Desportes. Si Dieu a voulu qu'il périsse, il me conforte dans ma conviction.
Nous ne pouvons nous soustraire aux lois de la Sainte Église plus longtemps. Chaque fille de lune capturée aurait dû être livrée à la Sainte Inquisition, à laquelle nous nous sommes substitués.
Regarde les choses en face, Hugues, qu'avons-nous fait ? Tuer de faibles femmes... Devineresses, diseuses de neuvaines, superstitieuses certes, mais en soi pas plus que la dernière des paysannes. Elles avaient donc besoin des secours de l'Église.
Elles ont parlé ? Elles ont avoué ? Demande-toi si tu n'aurais pas vendu père et mère sous la morsure du fouet.
Brice Portevent est le plus fidèle ? Evidemment, c'est un baudet ! Et plus qu'un baudet, je le crois possédé. C'est de voir ces femmes torturées qui le plongeait dans le péché de luxure, non leur dite sorcellerie ! Et s'il n'est pas possédé, c'est à tout le moins un esprit fol, entièrement dévoué à un homme qui nous a entraînés dans sa propre folie, sa volonté de pouvoir.
Et aujourd'hui, tu veux te retourner contre des seigneurs ? Toi-même n'aurais-tu pas été abusé par l'art de Frère Guillaume d'embrouiller les esprits ? Et si ces sœurs Abélardiennes n'étaient que des sœurs Abélardiennes ? Ordre particulier, certes, mais ordre religieux toutefois ! Et qui suit la règle de Saint Benoît ! Et tu te fies aux dires de Brice Portevent... Ressaisis-toi, Hugues, avant qu'il ne soit trop tard. Ton âme, comme la mienne, est déjà noire de crimes !
Je confie cette lettre à Anselme, ainsi que toutes celles que tu m'as envoyées. Je ne te dénoncerai pas. Mais sache que je te tiens garant de sa survie. Il doit me rejoindre sur une route de pèlerinage que je compte suivre pour expier s'il possible mes péchés avant de prendre la clôture et de les laver dans une vie de prière et de silence.
Prie, Hugues, toi qui es si prompt à nous enjoindre d'être fort dans la foi. Prie et examine ta conscience, peut-être n'est-il pas trop tard pour ton âme. Nous ne sommes pas des soldats du Christ, nous ne l'avons jamais été. Nous sommes des pécheurs. Et nous n'échapperons sans doute pas aux flammes de l'enfer si nous ne nous repentons pas de nos crimes !
Ton ami,
Renaudin. »
Ce n'est donc ni Renaudin, ni cet Anselme dont nous lisons pour la première fois le nom qui est Celui qui n'a pas passé le Pont. Hugues ? Brice Portevent ? Guillaume Desportes ?
Je souffle. Prends un verre de vin. Quelle heure est-il ? Déjà presque 2 heures du matin... J'entends à présent le tapotement régulier de la pluie sur les carreaux, comme sortie de transe. Non, sortie de transe. Rarement j'avais déchiffré aussi vite et bien, traduit aussi vite et bien. Jamais, en fait. Tout mon corps se détend d'un coup.
Pour se crisper aussitôt. Le bruit d'une fenêtre qu'on brise en éclats. La fenêtre de la cave.
8 commentaires
Michbonj
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Il y a 4 ans
VirginieG
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Il y a 4 ans
Madame Split
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Il y a 4 ans
Capuline
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Il y a 4 ans
Marie-Eve Tries
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Il y a 4 ans
VirginieG
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Il y a 4 ans