Fyctia
Samain 2
Je sens que nous ne sommes plus seuls. Des présences amies, d'autres méfiantes, nous entourent. En silence, je leur souhaite la bienvenue, les assure que nos intentions sont bienveillantes, que nous n'attendons rien d'elles si ce n'est converser et partager. J'entends de vieilles âmes dire aux plus jeunes « Il y a plusieurs dragons, nous ne craignons rien, ils protègent aux quatre points cardinaux, ils protègent au-dessus et en-dessous ».
Je prends la parole.
— Avant de partager ensemble les gâteaux et le cidre, je vous invite à nous joindre au rite du Passage du Pont. Lola, en tant que plus jeune officiante, il te revient de souffler dans la corne.
Je la lui tends. Un long son plaintif sort de la corne. Au loin, une lumière s'allume à l'étage d'une maison.
— Nous sonnons la corne pour Geneviève.
Tous répondent
— Ainsi soit-il.
Puis c'est à nouveau mon tour.
— En ce jour, Geneviève n’est pas avec nous, ici dans le cercle et nous en sommes attristés. Essayons de ne pas ressentir cette tristesse car n’est-ce pas le signe que le travail de cette vie a été accompli ? Elle est désormais libre de progresser. Nous serons réunis à nouveau, n’en n’ayons jamais crainte.
Je cède la parole à Arthur.
— Envoyons à présent nos bons vœux afin de soutenir Geneviève, qui traverse le pont. Puisse-t-elle revenir à tout moment parmi nous si elle le souhaite et ce sera alors le moment d’une nouvelle célébration. À présent, mangeons et buvons à sa mémoire. Ceux qui le souhaitent peuvent partager des souvenirs, des moments de vie, dire l'émotion qui les traverse. Tout sera bienvenu.
Je quitte le cercle, remplacée par Olivier, pour aller chercher le gâteau et le cidre, ainsi que les coupes. J'en fais le partage et la distribution et tends une coupe et une assiette à Romaine. Elle émiette un peu du gâteau au sol, trempe deux doigts dans la coupe, projette des gouttes en l'air aux quatre points cardinaux puis verse un peu de cidre pour la terre. Enfin chacun peut reprendre sa place, s'asseoir et partager.
De façon assez surprenante, c'est Olivier qui parle en premier.
— Vous savez, c'est Geneviève qui a été la première confidente de notre histoire à Roger et à moi. Nous étions collègues, pas spécialement amis, mais disons que nous avions une relation conviviale. Et je me suis ouvert à elle lors d'une voyage scolaire avec les rhétos.*Et elle m'a écouté avec beaucoup de bienveillance, alors que je lui parlais de son beau-frère qui avait été marié avec une femme – avec qui d'autre à l'époque – et était père de famille. Lorsque nous avons sauté le pas et décidé d'emménager ensemble, elle nous a donné un coup de main. Même si ce pauvre Roland voyait tout ça d'un mauvais œil. Mais pour elle, ça semblait couler de source...
De source. Couler de source... À ces mots, ma vue se brouille et ma tête commence à tourner. Dans le vague, je vois Romaine et Lola se lever. Moi aussi, je me lève. Comme une somnambule, je les rejoins au milieu du cercle. Dans le chaudron, la lune, la pleine lune vient d'apparaître, elle se reflète dans l'eau. Lentement, nous joignons nos mains, nous les élevons vers le ciel, nous appelons la Déesse. J'entends une voix dans ma tête, je sais qu'elle résonne dans celles de ma tante et de ma nièce.
« Le temps vient, il arrive, préparez-vous ! Préparez-vous, prêtresses, préparez-vous. Le temps vient, il arrive. Celui qui n'est pas retourné à l'Un. Celui qui n'a pas passé le Pont. »
Nous baissons les bras, saluons la Déesse, la remercions. Lentement, nous retournons nous asseoir.
Nous retournons... Occuper notre corps !
Combien de temps cela a-t-il duré ? Je l'ignore, cela m'a semblé si rapide. Et pourtant lorsque mes yeux s'ouvrent, lorsque mes oreilles entendent à nouveau, ce n'est plus Olivier qui parle, mais François.
— Et je lui suis vraiment reconnaissant d'avoir tenu tête à papa qui ne voulait pas entendre parler d'études artistiques, encore moins d'aller dessiner des « petits Mickeys ». Elles nous a permis à Elisabeth et à moi de nous épanouir dans notre voie, comme elle l'a fait plus tard en encourageant Lola dans l'étude du design ou en préparant Vivien pour son entrée au Conservatoire. Parce qu'elle considérait qu'avoir quelqu'un qui croit en vous vous aide à construire votre estime de vous-même. Ce n'est peut-être pas suffisant, mais c'est... Ce sont les mains qui vous font la courte-échelle.
— Quelqu'un souhaite-t-il encore parler ?
Personne ne se manifeste, alors je clôture le rite de Passage du Pont.
— Geneviève... Maman, nous te souhaitons tout l’amour et la félicité dont nous sommes capables. Nous ne t’oublierons jamais. Ne nous oublie pas. Chaque fois que nous nous réunirons ici, tu seras toujours la bienvenue.
Et tous de me répondre.
— Ainsi soit fait.
Il est temps déjà de terminer la cérémonie. Romaine invite les participants à un moment de silence, d'introspection. Puis elle prononce avec Arthur les formules de remerciement.
« Dame de Sagesse, Sombre Seigneur, nous vous remercions de votre présence,
Et nous vous faisons nos adieux à vous deux ainsi qu’à nos chers disparus.
Un jour nous serons réunis au-delà du voile de la mort, ou dans le monde matériel.
En attendant, nous vous remercions pour ce moment passé ensemble cette nuit. Adieu. »
Nous effaçons le cercle, regroupons les objets qui ont servi au rituel. Sam vient vers moi et me prend dans ses bras.
— Tu as eu un moment d'absence, n'est-ce pas ? Tu es sortie hors de toi-même ?
— Je... Je crois, oui. Pas que moi, Romaine et Lola aussi. La Déesse nous a parlé.
— Que vous a-t-elle dit ?
— Préparez-vous, prêtresses, il arrive, celui qui n'a pas passé le Pont... J'ai peur de ce que j'ai compris. Parce que, logiquement, ce n'est pas possible. Pas possible...
— En quoi n'est-ce pas possible ?
— Parce que si c'est ce que je crois, ça voudrait dire qu'il est sorti de l'hôpital psychiatrique.
* Rhétos, ou rhétoriciens. C'est ainsi que par usage on appelle les élèves de terminale en Belgique, en référence aux anciennes nomenclatures des années d'enseignement secondaire, dites Humanités par ailleurs. La terminale est donc la « Rhétorique ».
1 commentaire
Marie-Eve Tries
-
Il y a 5 ans