Fyctia
Une clan 2.
— Tu penses que ce serait un ancêtre, ou quelque chose comme ça ?
— À ce stade, je n'ai pas encore trouvé de signature ou de citation permettant d'identifier l'auteur. Mais on a trouvé ces documents dans la maison, entre le mur de la cuisine et celui de la grange. Donc c'est une possibilité qui n'est pas à négliger. D'autant que Pascal nous a dit que la famille était dans le village depuis bien longtemps. Mais elle porte un anthroponyme* de provenance, donc elle a dû arriver à un moment. Ceci dit, un ancêtre qui savait écrire, c'est assez étrange pour des fermiers. Mais bon, je ne suis pas à une surprise près.
— En effet, on en trouve des choses dans cette propriété. La fontaine, d'abord, ces documents ensuite, cachés entre deux murs. Excitant, pour le moins. Alors que puis-je te dire des Poitevin ? Vieille famille de fermiers, en effet. Ils ont spolié mes aïeux de la ferme, d'ailleurs. Enfin, disons que pendant l'exil en Angleterre, tu sais, pendant la Révolution, ils ont confisqué le terrain. L'époque voulait ça, c'est de bonne guerre. Et comme le donjon et les chartes qui s'y trouvaient ont été détruits, comment prouver quoi que ce soit ? On les y a laissés avec fort bonne grâce – peut-être un peu facilement, mais soit. Par contre c'est amusant comme cette famille si farouchement catholique s'est emparée d'un bien à la faveur d'une révolution telle que celle-là. Effet d'opportunité, sans doute. Puis sur les dernières générations, c'est parti à vau-l'eau, et c'est comme ça que Romaine a acquis leur propriété, elle a été vendue à l'encan pour éponger les dettes du père de Patrice.
— Il a pété une durite à la mort de sa femme ?
— À la mort de sa femme ? Comment ça ?
— Hé bien, Patrice m'a dit que sa mère était morte quand il était gosse.
— Morte ? Mais non, elle s'est barrée. Elle n'en pouvait plus, la pauvre femme. L'omniprésence de ses beaux-parents, la belle-mère qui avait toujours son mot à dire, le mari qui faisait n'importe quoi, passait sa vie à la chasse ou au bistrot, les beignes... Elle est partie avec armes et bagages. Mais les vieux ont bataillé pour que le gamin soit confié à leur garde. Très sale histoire. Je suppose que c'était plus facile de raconter qu'elle était morte. Et puis il a sans doute essayé de jouer au pauvre petit orphelin pour te faire pitié. Tu sais, sur un malentendu...
— Sur un malentendu, il pouvait conclure. Et il n'a pas conclu. Mais ça ne m'explique pas le contenu de son délire quand il a voulu mettre le feu à la maison... Pourquoi sorcière, pourquoi ses élucubrations autour de la fontaine et de la yourte.
— Il te trouvait peut-être moins lourde qu'un canard ?
— François ! Tu veux que je te transforme en hirondelle ?
— D'Europe ou d'Afrique ?
J'éclate de rire et ça me fait un bien fou. Sam me sourit et serre ma main sous la table.
— Un canard ? Quelle idée ! Mon cher François, votre sœur a la pugnacité d'un lapin blanc ! Si l'on en croit Poitevin, elle lui aurait sectionné le tendon d'Achille par la force de la pensée, et à deux reprises ! Et j'ai vu les radios, ses sorts sont d'une précision de chirurgien orthopédiste.
J'avale de travers mon Cahors. Et remercie le Tout, l'Univers, la Déesse, quel que soit son nom, que les tendons parfois se sectionnent tous seuls de façon inexpliquée. Oui, deux fois. Quand la personne s'en prend à moi ou à une personne que j'aime. Voilà voilà voilà. Ah mais moi-même je n'y avais pas cru la première fois. La deuxième, c'était intentionnel, notre vie était en jeu. Mais expliquer ça à mon médecin... Non, basons-nous sur les documents, juste les documents et l'histoire de cette famille.
— Donc tu dis que la famille était très catholique ? Dans quelle mesure ?
— Ah traditionalistes ! Vraiment culs-bénis ! Le genre à ne pas digérer Vatican II et à fréquenter des communautés qui disent toujours la messe en latin. À séparer les femmes des hommes pendant l'office.
— Avec la part de misogynie que ça comporte...
— Maman ou putain, Marie ou fille d'Eve, pas de milieu, pas de nuance. Une bonne chrétienne fait des enfants, plein. Elle est chaste dans le mariage, pudique en public et quasi-muette quand elle ne dit pas son rosaire. Tu vois le genre. Madeleine – la mère de Patrice – a été giflée devant tout le village par la vieille parce qu'elle s'était maquillée pour aller à la fête foraine. Tu vois le tableau...
Samuel semble bouleversé. Sans doute cela lui rappelle-t-il trop de mauvais souvenirs. Encore que frapper en public ne se fasse pas dans son milieu. Violence cachée de la grande bourgeoisie, tout dans le feutré, dans les apparences. Mais ça n'en marque pas moins les esprits. C'est ce que me dit son regard perdu dans le flou. Toute cette histoire doit vraiment le remuer.
— Je vois un peu oui. Et on sait ce qu'elle est devenue ? Elle a refait sa vie ? Elle est partie loin ?
— Ah, là tu me demande de violer le secret professionnel, Élisabeth.
— Donc, tu sais ce qu'elle est devenue. Mais je ne te demande pas de me résumer son dossier médical.
— Je sais. Mais je sais aussi que tu vas chercher à la rencontrer, parce que tu veux comprendre ce qui est arrivé, parce que tu veux faire le lien, les liens. Retrouver les fils manquants pour tisser toute la toile. Et j'ignore totalement comment elle risque de le prendre. Si toi, tu trouves le courage d'affronter un traumatisme parce que tu penses que comprendre t'aide à guérir, pour certaines personnes, c'est l'enfouir qui sera la réponse. Et je ne suis pas psychiatre, moi, je fais de la bobologie de campagne.
Les cafés sont terminés. Ma tasse n'a pas le temps de refroidir que Maurice vient m'y verser une lampée d'armagnac « avec les compliments de la maison ». Dans le récipient encore tiède, l'armagnac développe tous ses arômes. C'est un vrai délice.
Nous prenons le chemin du retour. J'en sais peu, pas assez pour faire le lien. Sam reste silencieux, toujours perturbé par ce qu'il a entendu. Peut-être se demande-t-il comment il a fait pour ne pas devenir un Patrice Poitevin ? Soudain, j'entends qu'on court derrière nous.
— Madame Dubray ! Madame Dubray !
C'est Vincent, un des serveurs de l'Hostellerie.
— Madame Dubray, excusez-moi de vous déranger. Je vous ai entendu discuter. J'ai pas de secret professionnel, moi. Et Madeleine, c'était une bonne amie de ma mère. Même qu'elle l'a aidée à partir.
— Tu es certain que tu n'auras pas d'ennuis, Vincent ?
— Oh non, moi je suis même certain qu'elle sera ravie d'en parler !
— Ta mère ?
— Non, Madeleine. Enfin... Allez au couvent des Franciscaines, et demandez Sœur Marie-France. Elle va vous plaire, c'est elle qui fait la cuisine.
* Anthroponyme : nom d'une personne (prénom, surnom, nom de famille), nous dit Larousse.
9 commentaires
Phaenna SH.
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Il y a 5 ans
Alec Krynn
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VirginieG
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Sand Canavaggia
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Marie Cappart
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VirginieG
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Marie-Eve Tries
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Il y a 5 ans