Fyctia
Un clan 1.
La lumière jaune des lampadaires projette sur la place du village l'ombre des silhouettes bientôt nues des grands tilleuls dont les feuillages d'or jonchent le sol. Malgré cela, malgré l'automne déjà avancé, il y a une sorte de douce tiédeur dans l'air. Drôle d'arrière-saison où l'odeur du sol mouillé me manque... Pétrichore, un joli nom pour un parfum que j'aime et se fait bien trop rare à mon goût.
À l'exact opposé du Café des Sports, on trouve l'Hostellerie du Lion d'Or. Une des nombreuses Hostelleries du Lion d'Or qui jalonnent la France. Charme suranné et cuisine traditionnelle. Par les fenêtres à croisillons, on aperçoit les nappes empesées, le mobilier Louis-Philippe, les lampes aux abat-jours de parchemin. J'ai réservé le petit salon privé afin que notre conversation ne soit pas entendue. C'est que je compte interroger Xavier Hardy – pardon, Xavier-Charles, excusez du peu! – sur cette famille Poitevin qui avait si longtemps occupé notre maison.
De « docteur » et « vous », le médecin était devenu petit à petit « Xavier » et « tu », après que Sam et moi avions dû être suivis de près. Après cette nuit où ces mots, « Putain du diable », avaient résonné sous mon toit. Notre toit. Lorsque le voisin, Patrice Poitevin, avait tenté de nous tuer, avec le dessein de mettre le feu à l'Aube et nous laisser dedans. Fou de rage. Délirant. Hurlant à qui voulait l'entendre, en l’occurrence les gendarmes, que j'étais une sorcière et qu'il fallait me mettre hors d'état de nuire. Qu'il fallait raser la yourte, cette tente de sauvages – qui flambait déjà. Que le bassin et la fontaine n'auraient jamais dû être déterrés...
J'avais d'abord cherché à comprendre. Divagations d'un incel* vis-à-vis de celle de trop à lui avoir tenu la dragée haute ? Frustration d'un homme se sentant dépossédé d'un bien qu'il pensait sien ? Ou autre chose... Autre chose dont la clé se trouvait dans ces documents ? J'avais tenté d'oublier, rassurée par son internement qui le mettait, lui, hors d'état de nuire. J'avais reconstruit la yourte, reconstruit ma vie. Nous étions désormais en paix. Et tout ceci me revenait à présent, vieux remugles, traumas que l'on tente d'enfouir ou de guérir. Mais peut-être que savoir était nécessaire. Que comprendre aiderait à cette guérison. Peut-être qu'il fallait remettre la plaie à vif. Les plaies. Les miennes, celles de Sam, celles de la maison. Cet espace entre les deux murs n'était-il pas comme une cicatrice dans laquelle siégeait l'infection ? Les origines de tout ce mal... Peut-être...
Au loin apparaît la longue silhouette de Xavier. Toujours accroché à son téléphone. Médecin de campagne, un sacerdoce, encore ? Il m'avait confié avoir l'impression d'appartenir au village, tout comme son frère, le maire, et comme son père avant lui. Le devoir des vieilles familles rurales. Ce doit être étrange cette sensation de ne pas s'appartenir.
— Désolé du retard, j'aime bien prendre le temps pour les consultations. Vous auriez dû entrer et commander un apéritif en m'attendant !
— C'est ça, et prendre le risque d'être pompettes avant que tu n'arrives. Xavier, permets-moi de te présenter mon frère, François.
— François Dubray ? Comme le dessinateur ? Amusant !
— François Dubray, le dessinateur ! J'ignorais que tu connaissais ses œuvres. Je ne te savais pas bédéphile.
— Décidément, cette famille est pleine de surprises ! Absolument ravi ! Je suis un grand amateur de votre travail, j'ai particulièrement apprécié « Meurtres à Caerbanogh ». Vous avez un sens du détail tout à fait exceptionnel et beaucoup de poésie dans le trait.
— Et si tu continuais de complimenter l'artiste une fois que nous serons à l'intérieur ?
Nous entrons donc et sommes installés dans ce petit salon privé aux murs lambrissés, éclairé par des appliques de laiton. Table ronde, chaises à accoudoirs tendues de velours vieux rose. Charme discret de la cuisine bourgeoise. Même si là n'est pas le centre de nos préoccupations, je salive déjà avant de voir la carte. Je profite par anticipation.
— Maurice, dès avant que nous choisissions, voudriez-vous nous apporter quatre Pousse-Rapière ? Je vous remercie. Sur mon compte ! Tu permets, Élisabeth, que j'offre au moins l'apéritif ?
— Là je crois que c'est un peu tard pour dire non, il me semble.
Il y a mille recettes du Pousse-Rapière. Celle de Maurice, le patron de l'Hostellerie, est un subtil mélange de crème de pêche de vigne, d'armagnac et de crémant (du crémant d'où ? Ça, mystère). Autant dire que la limonade est traîtresse.
— Chers amis, à la santé de la talentueuse et surprenante fratrie Dubray !
— Je serais toi, Xavier, je ne les encouragerais pas. Depuis deux jours, ils sont intenables. Imagine ma souffrance au réveillon, entouré de toute une tribu de Dubray !
— Mon cher Samuel, toute médaille à son revers. Tu as Élisabeth pour toi seul le reste du temps. Mais donc... Puisque notre Lizzie ne connaissait pas mon intérêt pour les livres de son frère, elle ne m'a pas invité pour me le présenter. Pourrais-je alors savoir ce qui me vaut le plaisir ?
Nous sommes interrompus par le serveur qui vient prendre la commande. Ballottines de sandre, magret au cassis et moelleux au chocolat pour moi. De quoi faire dresser les cheveux des admiratrices de Sam sur leurs têtes « conscientes et éveillées ». Je laisse Xavier choisir les vins, il a un goût très sûr en la matière.
— Hé bien, docteur, je vais être jaloux si ça continue ! Lizzie qui laisse quelqu'un d'autre choisir les vins...
— Tsss. Je me fie à plus expert que moi, c'est tout. Bref, revenons à nos moutons – ni Rothschild, ni Cadets. Comme tu le sais, nous faisons des travaux dans la maison. Et en abattant un mur, nous sommes tombés sur un étui contenant des documents.
— Tu piques ma curiosité.
— Ces documents datent du 15e siècle et sont rédigés en langue d'oïl, donc pas par un natif de l'endroit. Et ce que j'en ai déjà lu ferait sortir les yeux de la tête à n'importe quelle personne un peu sensée.
Bon, un petit mensonge ne fait pas de mal, j'ai à peine lu la moitié du papier déjà sorti de l'étui.
— Et donc ?
— Et donc, est-ce que les mots « Putain du diable » te rappellent quelque chose ?
— Plutôt, oui, c'est ce que Poitevin ne cessait de hurler à ton encontre quand il a été arrêté.
— Exactement. En résumé et pour aller droit au but, je voudrais que tu me parles un peu de la famille Poitevin. C'est important.
* Incel : membre d'une communauté virtuelle de jeunes hommes se considérant incapables d'attirer sexuellement les femmes, développant un discours hostile aux femmes et aux hommes sexuellement actifs. (Traduit depuis l'Oxford Dictionnary)
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Jo Mack
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Phaenna SH.
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Alec Krynn
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Sand Canavaggia
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pgilson
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VirginieG
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Il y a 5 ans