Fyctia
Un grand frère.
La nuit avait été difficile, peuplée de cauchemars et de retours des visions. Sam avait mal dormi aussi. Je m'étais accrochée à lui, comme pour m'assurer qu'il était toujours là, que je n'étais pas seule, perdue au milieu de ces souvenirs, de ces mémoires qui ne m'appartenaient pas mais me collaient littéralement à la peau. J'avais encore pleuré, et puis un peu crié dans mon sommeil. Mon demi-sommeil ?
En fait non, j'avais dormi profondément, et mes rêves m'avaient épuisée.
À présent, j'affichais la tête des lendemains de veilles. Et une gueule de bois sans avoir rien bu.
Il fallait pourtant se lever, continuer les travaux.
Après-demain, les ouvriers prendraient le relais et nous pourrions enfin profiter de quelques jours de répit, faire du tourisme avec François. Au calme, dans des lieux presque vides de vacanciers. Presque. C'est la saison des marchés aux truffes.
C'est Sam qui prépare une Ella dans une forme olympique et va la conduire à la crèche. Décidément non, elle n'a rien entendu. C'est que du sang de marmotte coule dans ses veines et c'est ainsi depuis sa naissance : elle a le sommeil profond et paisible.
Je me traîne jusqu'à la cuisine pour préparer thé et café. La vue des bougies, de la pierre de lune et de l'étui sur la table basse me provoque des haut-le-cœur. Quelle idée avais-je bien eue ? En même temps, je suis certaine que c'était nécessaire. Je sais où je mets les pieds, définitivement. Reste à comprendre... tout le reste. Et donc déchiffrer, classer, définir le contexte.
La tête encore dans les brumes matinales qui sont aujourd'hui une véritable purée de pois, j'entends des pas dans l'escalier. C'est le moment que choisit le café pour déborder par le bec de la cafetière italienne. Je la retire du feu en soupirant. Puis je sors les tasses. Pour moi, un mug offert par François à Noël, proclamant « Never talk to me before third coffee, unless you're Colin Firth ». Là je crois que le sublime Colin pourrait arriver dans sa fameuse chemise blanche toute mouillée, il n'aurait droit qu'à ma pire gueule de raie. Quelle déchéance !
— Bonjour ma sœurette ! Tu es à ton quantième ?
— Beuh, je me sers le premier, là, t'en veux ?
— Non, merci, je vais plutôt me faire un thé.
— L'eau est chaude, tout est sur la table, sers-toi.
L’œil fixe, je serre les mains autour du mug, laissant la chaleur dégourdir mes muscles. Je sens que François m'observe. Il retire la pince à thé de sa tasse, la dépose soigneusement sur une soucoupe, ajoute deux sucres, mélange. La cuillère rejoint la pince.
— Tu es plus ou moins réveillée maintenant ?
— Comme ci, comme ça.
— Bien, parce que j'ai beau ne pas être Darling Colin, il faut que je te parle et si possible tant que Samuel n'est pas là.
— Euh... D'accord.
— C'est quoi ce hurlement que j'ai entendu hier soir ? Si Sam t'a fait du mal, il va passer un sale quart d'heure !
Meeeeerde ! Il a entendu... Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Si j'invente quelque chose, il croira que j'essaie de tirer Sam d'un mauvais pas, mais aussi que je suis maltraitée. Si je lui dis la vérité, il me prendra pour une folle. En gros, sacré dilemme. Mais je refuse que Samuel passe pour un salopard qui me battrait. Pas de dilemme, en fait, je dois lui expliquer.
— Sam ne m'a rien fait du tout. Mais si je te raconte de quoi il retourne vraiment, il va falloir être... Je vais dire indulgent et ranger ton esprit cartésien dans ta poche parce que ça relève de choses... De choses qui nous dépassent. De choses qui nous dépassent et avec lesquelles Sam et moi pouvons entrer en contact que nous le voulions ou pas. Et j'ai pas besoin de jugements à la mord-moi l'nœud au réveil. Je veux dire, encore moins que d'habitude.
— Tu ne parles pas à papa, Babou...
— Alors, lui, je lui en parlerais encore moins qu'à un autre, même s'il a eu droit à des bribes à son insu. Et rétrospectivement, j'aurais préféré ne pas le faire, mais bon.
— Comme au mariage de tante Romaine ? Ne fais pas cette tête-là, maman m'a tout expliqué. Enfin, elle m'a expliqué ce qu'elle a compris. Tu es wiccane*, en somme ?
Je souris. Évidemment, Tante Romaine, la sœur aînée de notre père et également ma marraine, s'était mariée 3 ans auparavant et mes parents avaient assisté à la cérémonie lors de laquelle Sam et moi avions partiellement officié, donc l'histoire des rubans rouges et des vœux devant la déesse avait dû faire le tour de la famille. C'était même étrange que le dossier ne soit pas ressorti plus tôt.
— D'une certaine façon, oui, même si je ne suis affiliée, pas plus que Sam, à aucun convent, à aucun courant. C'est plus instinctif. D'autant plus que... Hé bien c'est de naissance. J'ai des perceptions depuis toujours, toujours... Je sais que ça peut te sembler invraisemblable. Et même tu pourrais ne pas me croire, ou croire que je suis folle, je ne sais pas. Même Yolande, qui est ma meilleure amie, n'est au courant de rien. J'essaye de garder ça pour un nombre restreint de gens.
— Tu me promets que tu ne prends aucune saloperie pour avoir tes visions, tes perceptions ?
— Mais dis ! J'ai déjà jamais fumé un pétard de ma vie, je trouve que ça pue !
— En tout cas ça explique d'une certaine façon pas mal de choses. Tu te souviens ? Je crois que tu avais 6 ou 7 ans, tu es sortie en courant d'une église de Perpignan, complètement paniquée. Et quand on a visité Breendonk** et que tu n'as pas arrêté de vomir...
— Ben oui, je sentais les mémoires des lieux. Et papa qui m'engueulait parce que selon lui j'étais une petite nature. Mais... dis, ça n'a pas l'air de te surprendre plus que ça ?
— Et tu es la seule de la famille à avoir ces perceptions, comme tu dis ?
— Non, il y a Romaine. Elle non plus n'en parle pour ainsi dire jamais. Mais pourquoi tu me demandes ça ?
François me regarde de son œil taquin. Il se ressert du thé, y plonge ses sempiternels deux sucres, tourne lentement la cuillère dans la tasse, la repose dans la soucoupe.
— Nom de dieu, Dubray, crache ta Valda !
— Oh, rien... Cette année, Noël, c'est chez moi... Et je crois que Romaine et toi pourrez avoir une longue conversation très intéressante avec Lola.
*La Wicca ou wiccanisme est un mouvement religieux basé sur l'« Ancienne Religion Païenne » et redéfinie par Gerald Gardner. La Wicca inclut des éléments de croyances telles que le chamanisme, le druidisme et les mythologies gréco-romaine, slave, celtique et nordique. Ses adeptes, les wiccans, prônent un culte envers la nature et s'adonnent pour une grande partie à la magie. (Source : Wikipédia)
** Le Fort de Breendonk, près de Malines, a servi de camp de prisonniers pendant l'occupation de la Belgique par les Nazis.
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Phaenna SH.
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Alec Krynn
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VirginieG
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