Fyctia
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DECEMBRE 265 APRES LE CHAOS
En cette fin de décembre, les flocons virevoltent dans le ciel et commencent à s’accumuler sur les plaines d’Enora, tel du coton. Chaque jour, le froid polaire gagne un peu plus de terrain. Une fine pellicule de givre recouvre les quelques arbres qui m’entourent. La chaleur de la ville ne se fait plus sentir ici. Pourtant, je suis à la périphérie de la ville, dans les vieux quartiers industriels, aujourd’hui en ruines. Les toits ont depuis longtemps cédé sous le poids de la neige, et seuls les murs résistent encore aux éléments qui les rongent peu à peu.
L’aube est en train d’éclore, conférant au ciel une couleur orangée. Mais le soleil semble avoir du mal à percer l’épais manteau nuageux. La nature encore silencieuse offre un spectacle éblouissant. On devine sur le sol les mouvements qui ont animé la nuit. Quelques empreintes de biche et de mulot, bientôt recouvertes, tachètent le sol. À la lisière de la forêt, tout est silencieux. Tapie dans les hauteurs d’une ancienne usine désaffectée, j’observe attentivement les allées et venues de véhicules ennemis à la frontière. Leurs déplacements perturbent la quiétude du lieu en ces premières heures de la journée.
Dissimulée derrière un épais manteau de fourrure, ma cible coordonne les opérations. Elle me paraît encore trop loin pour que je puisse tirer avec précision. Sans perdre de temps, je rassemble donc tout mon matériel et me lève prudemment pour sortir du bâtiment.
J’aime le bruit que fait la neige lorsqu’elle crisse sous le poids de mes bottes. En habits de camouflage blancs, le fusil dans les mains, je m’approche de ma proie telle une louve aux aguets.
Je sais ce qu’il me reste à faire. Mais, brusquement, tout s’emballe. Le ballet des camions s’accélère. Un cor de chasse retentit derrière moi et m’indique qu’un guetteur m’a repérée. Je n’ai plus le choix : je dois commencer à courir en lisière de forêt afin d’être protégée par les épaisses broussailles.
Ma cible doit sentir le danger arriver et accélère à son tour la cadence, disparaissant de mon champ de vision. L’adrénaline afflue dans mes veines. Il est hors de question qu’il m’échappe.
Soudain, le bruit reconnaissable d’un 4 x 4 m’indique que des commandos arrivent en renfort dans mon dos. Il faut que je me dépêche. Il s’enfonce dans la forêt de plus en plus dense. Je vais le rattraper. Je connais ce labyrinthe d’épicéas et de pins mieux que personne.
Alors que j’approche du but, le rideau d’arbres laisse peu à peu la place à une clairière dégagée, au cœur de laquelle s’écoule une rivière. Cette fois, ça y est. Même si je ne vois pas son visage, j’imagine la détresse qui doit s’emparer de lui à cet instant précis. Sa course ne laisse rien entrevoir du désarroi qui est le sien, mais, dans un ultime espoir de survie, il accélère le pas. Je m’installe en tentant de calmer ma respiration et fixe ma cible à travers le viseur.
Je tire sans réfléchir une balle à six cents mètres de distance. Une tache de sang vient souiller la neige immaculée. Il s’est effondré sur le sol.
Plus qu’un ennemi à abattre et j’aurai entièrement remboursé ma dette ainsi que celle de ma famille. Je pourrai enfin leur offrir les terres dont ils ont toujours rêvé.
Depuis cette sombre période que l’on appelle le Chaos, chaque habitant de la République du Trégor se doit de payer un tribut aux Sages, représentants ultimes de notre communauté.
Sans eux, nous n’aurions jamais survécu à la chute de l’Ancien monde. Ils nous ont apporté sécurité et sérénité à un moment charnière de notre histoire. Ils nous ont sauvés du Chaos, nous ont donné de l’espoir alors que celui-ci semblait définitivement perdu.
Mon rôle en tant que membre de l’Élite de la République du Trégor consiste à éliminer l’un des chefs du camp ennemi : les Lemmings. Les Sages ont décidé de frapper fort, cette fois. Ils veulent rappeler à la République entière qu’ils ne laisseront personnes détruire la stabilité qu’ils ont eu tant de mal à instaurer.
Les Lemmings ne sont pas ce qu’ils veulent faire croire à la population. Ils sont responsables d’attentats et de milliers de morts chaque année. Ils affirment que les Sages nous manipulent, qu’ils sont à l’origine de la déchéance de l’ancienne civilisation. Que de mensonges ! Comment imaginer pouvoir manipuler ainsi des millions de gens durant plusieurs siècles ?
Je ne les laisserai pas faire. Je les détruirai.
Je l’ai promis à mon père.
Je l’ai promis à cette sœur que je ne connaîtrai jamais.
Je m’attelle à ranger mon fusil et à récupérer ma douille. Je me dirige ensuite vers le corps inanimé pour filmer son visage. La caméra que je porte à la poitrine a immortalisé toute la course-poursuite. Je ne peux réprimer un sourire en y pensant. Je ne ressens aucune peine ni aucun remords. Les Lemmings sont les ennemis de la nation. Le conseil des Sages a décidé de leur sort. Je n’ai fait que mon devoir. Telle Némésis, j’ai incarné la main vengeresse.
C’est au moment où je m’apprête à sortir de la clairière que je le remarque. Ce reflet si caractéristique, que seul un sniper peut produire lorsqu’il met sa cible en joue.
La panique s’insinue en moi en une fraction de seconde. Exactement comme il y a trois ans, lorsque j’ai été blessée au cours d’une mission périlleuse. Je ne m’en suis jamais totalement remise.
Tandis que tout se bouscule dans ma tête, mon corps réagit. En quelques secondes, je saisis mon fusil et bondis pour me cacher derrière un muret. J’ai à peine entamé ma chute que l’impact de balle touche le mur, à la hauteur même où se trouvait ma tête quelques instants plus tôt.
La réalité me frappe alors de plein fouet. Je suis devenue une cible. Moi, la chasseuse, je suis devenue la proie.
Il ne me reste que deux options : tuer ou être tuée. Heureusement, mon abri m’offre un parfait point de vue sur mon opposant. Posté sur les hauteurs, ce dernier est à découvert.
Une fois de plus, je ne réfléchis pas lorsque j’arme mon fusil et que je tire. Juste avant l’impact, nos regards se croisent à travers nos lunettes. Il m’a vue tirer. Il sait qu’il est mort. Et pourtant, à cet instant précis, c’est moi qui perds pied. Je connais le tireur. Trop bien, d’ailleurs… Il s’agit de mon ancien instructeur à l’Académie. Des rumeurs m’ont récemment appris qu’il s’était rendu à la vie civile et qu’il était devenu mercenaire.
Elles disaient donc vrai.
Je m’appelle Isatis. J’ai abattu ma trois cent soixante cinquième cible aujourd’hui. Et j’ai surtout tué de mon propre chef pour la première fois.
Mes certitudes viennent de s’écrouler.
Moi, la meilleure tireuse d’élite du Trégor, je suis traquée.
16 commentaires
Paula Alexander
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Il y a 6 ans
Rose Lb
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Cyril Carrere
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Paula Alexander
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FranckDriancourt
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Paula Alexander
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By-Dreaming-Of-Love
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