Paula Alexander La République du Trégor 2

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DECEMBRE 265 APRES LE CHAOS


Cela ne fait aucun sens. Pourquoi serais-je devenue une cible ? Cette idée m’anesthésie totalement.


Il me faut alors plusieurs minutes avant de percevoir la voix de mon coéquipier, Nolan, criant dans mon oreillette.

— Isatis, est-ce que tu vas bien ? Isatis !

— Je viens de me faire tirer dessus, lui annoncé-je d’une voix blanche. C’était Aaran.

L’écho de ma voix se répand dans la clairière, avant de mourir contre les premiers remparts d’arbre, semblant protéger la forêt tels des soldats de plomb. Le sol se dérobe sous mes pieds et je m’écroule au sol, des larmes amères se cristallisent sur mon visage gelé.

— Quoi ? Non ! C’est impossible…

Des bruits de pas retentissent dans mon dos. Je me retourne brusquement, un pistolet à la main, prête à tirer. Mais ce n’est qu’une biche. Nos regards se croisent. Elle a peur, je peux le sentir.

Je comprends sa crainte, je l’éprouve moi-même en cet instant. Nous restons ainsi un moment à nous contempler, puis elle reprend sa course et disparaît dans la forêt.

Mes lèvres bougent seules alors que je réponds à Nolan qui continue de hurler dans mon oreillette, alors qu’un nouveau flot de larmes me submerge.

— Ma tête est mise à prix.

Le cœur lourd, je plie mes affaires, pars ramasser ma seconde douille et m’enfuis en courant vers les voitures des commandos.


Lorsque je le rejoins, Nolan a à peine le temps d’ouvrir ses bras que je me précipite contre lui, ignorant les règles. À ce stade, je me fiche de ce que mes frères d’armes penseront de moi. Je tremble autant de froid que de terreur contre le corps chaud de mon coéquipier. De mon confident. De mon plus fidèle allié.

Tout sentiment entre nous est prohibé, je le sais. Malgré tout, je n’arrive pas à réprimer ce que je ressens pour lui à cet instant précis. Cela va bien au-delà de la confiance et de l’amitié.

À l’abri dans ses bras, je sens les sanglots monter dans ma gorge.

— Tout va bien, chuchote-t-il en déposant un baiser dans mes cheveux. Je suis là. Tu es en vie et tu as réussi ta mission. Plus qu’une cible à abattre et tu auras remboursé ta dette. Tout va bien, Isatis. Je suis là. Je serai toujours là.

Il a raison. Je m’enivre de son odeur. Dans ses bras, j’arrive à tout oublier. Les pulsations de mon cœur retrouvent un rythme normal. Je suis saine et sauve.

Ursus, notre chef d’escouade, fronce les sourcils en nous regardant et se détourne sans rien dire. D’un simple signe de la main, il nous ordonne de lever le camp. Et nous obéissons sur-le-champ. Ursus à la stature d’un ours, mais également son caractère. Un geste de sa part suffit à nous remettre dans le droit chemin.


Je prends alors place dans la voiture conduite par Nolan. Lorsque je m’installe, j’aperçois mon reflet dans le rétroviseur, aussi pâle que la neige, les yeux rougis par la fatigue et les pleurs. Nous prenons la route du retour ; les véhicules des commandos attirent l’attention de la population. Il faut dire qu’ils sont facilement repérables avec leur silhouette trapue, leurs barres de toit et leur coupe futuristes. La République adore jouer avec les contrastes.

Lovée dans le siège avant, je laisse mon esprit divaguer et médite silencieusement les paroles de mon coéquipier. Après cette ultime mission, mes seules préoccupations seront de choisir les terres et la maison que je recevrai en récompense de mes loyaux services. Je devrai également me trouver un époux.

À seulement vingt ans, j’ai quasiment réussi à me libérer de ma dette et j’incarne l’un des meilleurs partis de la nation. Tout le commando me taquine à ce sujet depuis des années. Certains d’entre eux auraient pu être tentés de demander ma main, mais les Sages ont tout prévu : les membres d’une escouade ont interdiction de se marier entre eux. Cela n’est peut-être pas plus mal, une relation de ce type pourrait compromettre les missions. L’amour n’a pas sa place parmi nous.

J’ai atteint l’âge de me marier depuis six mois et j’ai déjà reçu plus de trois cents demandes écrites. Je n’ai pas ouvert une seule lettre.

Depuis mai, chaque semaine suit le même rituel : j’envoie à mes parents les lettres que j’ai reçues et ma mère sélectionne les candidats qu’elle juge aptes à devenir de potentiels époux avant de me renvoyer leurs profils.

Pour l’instant, aucun d’eux n’a retenu mon attention. Je n’ai que vingt ans et je ne connais même pas ces hommes. Alors, comment choisir un mari ? Ma mère m’a souvent conté la manière dont mon père l’a courtisée. Malgré leurs dettes respectives, ils ont reçu l’approbation de chacune de leurs familles. Ils se sont unis par amour. C’est un fait rare en Trégor. Beaucoup cherchent plutôt un bon parti pour alléger leur dette.

Mes parents me répètent sans cesse que j’ai de la chance : je suis la première de ma famille à ne pas avoir de dette arrivée à l’âge de me marier. À ce titre, toute la population du Trégor souhaite, semble-t-il, voir un de ses fils m’épouser. Tous s’imaginent que je continuerai mon travail une fois ma dette payée.

Ils n’ont peut-être pas tort. Que pourrais-je faire d’autre ? Je ne me vois pas finir ma vie à la maison, à élever un enfant. Je suis exactement ce que les Sages ont fait de moi : une tueuse. J’ai par ailleurs fait une promesse à mes parents que je me suis jurée de tenir, coûte que coûte.

Alors l’amour, dans tout cela, je le laisse aux autres. D’ailleurs, à ma connaissance, les rares survivants des commandos ne se sont pas mariés par amour. Certains ont épousé des filles ou fils de dignitaire de l’État afin de constituer des lignées parfaites. L’élite de l’Élite, entraînée depuis le berceau à réussir les tests afin d’accéder aux plus hautes fonctions. D’autres ont fait comme Aaran et sont devenus mercenaires, à la solde ou non des Sages. Visiblement, pour Aaran, c’est l’autre camp qu’il a rejoint ; celui qu’il a combattu toute sa vie.

Cette pensée m’obsède alors que nous roulons à vive allure en direction de la base.


Je suis toujours perdue dans mes pensées lorsque nous arrivons au poste de garde. C’est à peine si j’entends l’injonction du vigile qui me braque sa lampe dans les yeux.

— Puce d’identité, nom et numéro d’identification.

Visiblement, il ne m’a pas reconnue. Alors que je m’exécute, un rapide coup d’œil en direction de Nolan me fait sourire. Ce dernier ne peut réprimer un large sourire, à la limite du fou rire.

Je lui tends donc mon bras pour qu’il le scanne avec son lecteur et annonce, mécaniquement :

— Isatis, identification: 2-542-354

Le calme de ma voix me surprend quelque peu. Je prononce ces mots tel un automate, mais les entendre me ramène à la réalité. La mission, l’attaque à laquelle j’ai échappé, tout me revient en mémoire et me glace le sang. Aussitôt, je me mets à toucher frénétiquement ma cicatrice, dernière trace physique de l’éclat de métal qui a bien failli me coûter la vie il y a trois ans. Je frémis à l’idée que, sans l’intervention d’Alec, je ne serais plus là aujourd’hui.

Le soldat bredouille quelques phrases d’excuses qui font rire Nolan, et nous laisse passer.

Lorsque Nolan gare la voiture devant notre baraquement, je secoue la tête afin de rassembler mes esprits.

— Sans vouloir te vexer, Isa… Tu as une mine affreuse.

— Ce n’est pas tous les jours que je suis prise pour cible.

J’essaie de lancer cette phrase aussi naturellement que possible, comme si ce qui venait de se passer n’avait aucune emprise sur moi.

Il m’est interdit de faillir, pas aujourd’hui, pas si près du but. Si le commandant a le moindre doute sur ma fiabilité, il peut décider de reporter ma prochaine mission et ainsi repousser la fin de mon service obligatoire. Or, je ne peux pas laisser ça arriver. Je dois réussir. Pour moi, bien sûr, mais surtout pour ma famille.

— Nolan ? l’interpellé-je alors que je sors de la voiture.

— Oui ?

— Je… Pour tout à l’heure…

— Tu veux me parler du fait que tu te sois effondrée dans mes bras sans réfléchir ?

Un immense sourire illumine son visage tandis que je fronce les sourcils.

— Ne t’en fais pas, va. Il n’y a rien d’inhabituel à cela.

Sur ces mots, il me gratifie d’un clin d’œil et s’engouffre dans le bâtiment 46, m’abandonnant au beau milieu du parking.

Seul le reflet que je perçois dans la vitre du véhicule réussit à me rassurer sur le fait que ma confusion ne semble pas transparaître. Je reste cette jeune femme dont les cheveux châtain clair aux reflets roux sont ramenés en un chignon haut, mettant mes yeux verts en valeur. Regarde-toi bien, Isatis. Tu es une louve. Tu dois avoir confiance en toi.

Les flocons tombent de plus en plus densément et recouvrent nos traces de pas. Comme toujours à Enora, l’hiver sera blanc et glacial.


Adoptant un sourire de circonstance, je redresse le menton et retrouve Nolan dans la salle commune où le débriefing a déjà commencé.

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33 commentaires

FranckDriancourt

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Il y a 8 ans

- "Il y a quinze ans" -> Il faut que tu mettes ce paragraphe à la ligne et que tu emploies le passé dans ce passage pour éviter les confusions ;)

Paula Alexander

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Il y a 8 ans

Merci beaucoup pour tous tes commentaires. Je les gardes précieusement pour la réécriture. Merci

FranckDriancourt

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Il y a 8 ans

- y a un petit truc dans le premier paragraphe. Il n'entend pas son coéquipier, et pourtant il le sort de sa torpeur. J'ai bien compris le raisonnement, Il manque juste un truc, à toi de voir ;) - "se répand..." -> Je propage irait mieux, je pense. Et dans la même phrase "mourir contre", tu peux le remplacer par "buter contre". Je m'explique : tu viens de dire qu'il se fait tirer dessus et un lecteur peu concentrer peut associer mourir à ton héroïne. Je chipote un peu, mais fallait le dire :) A près c'est au choix de l'auteur ;) - "premiers remparts d'arbres" -> Ce n'est pas top comme expression. Il en existe des toutes prêtes : orée, frondaison... - "Le sol se dérobe... au sol" -> Une petite répétition ;) - "des larmes coulant sur mes joues" -> Essaye d'être plus poétique parfois. Par exemple "des larmes amères se cristallisent sur mon visage gelé". En plus de cela, tu dégommes un participe présent. Je hais les participe présent, ils gênent la fluidité d'une récit :) - "ce n'est pas possible" -> "C'est impossible", tout simplement :) - "lorsque je me retrouve..." -> "C'est une juste une biche. Son pelage est magnifique. Nos regards se croisent et..." - "larmes parviennent à mon visage" -> Les larmes montent à mon visage. - "Reprenant mes esprits..." -> Dégage ce participe présent :D - Elle ne suit pas le bruit des moteurs, elle les fuies.

Paula Alexander

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Il y a 8 ans

Merci beaucoup

Cyril Carrere

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Il y a 8 ans

Super narration ! C'est fluide! Je poursuis!

Paula Alexander

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Il y a 8 ans

Merci :-)

Madame Split

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Il y a 8 ans

C'est un joli chapitre. Belle découverte.

Paula Alexander

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Il y a 8 ans

Merci beaucoup pour ton message. Et oui je sais c court. J'ai du couper en plusieurs chapitre mon prologue et bon c'est pas très équilibré lol. Pour la suite je me suis améliorée .. Enfin j'espère :-))

Aurélia Vernet

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Il y a 8 ans

Je n'en doutes pas ;) À très vite!

Aurélia Vernet

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Il y a 8 ans

J'aime beaucoup ton univers, tu arrives parfaitement à nous le faire visualiser. Ton écriture est fluide et agréable Le seul petit "reproche" c'est que c'est trop court! On en veut plus ! Lol Je poursuivrai demain ;)
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